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ŒUVRES POSTHUMES DE VICTOR HUGO
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EN VOYAGE
ALPES ET PYRE>EES
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VICTOR HUGO
EN VOYAGE
ALPES ET PYRÉNÉES
PARIS
J. H E T Z E L & C* I SOC. FR. D'ÉDITIONS D'ART
U-HENRY MAY
18, Rue Jacob. I Rue Saint-Benoît, 9 et 11.
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AVERTISSEMENT
Le Voyage aux Alpes, par lequel s'ouvre ce volume, est
de 1839, comme le second Voyage au Rhin, dont il est la
suite. A part l'épisode des Bateleurs détaché d'une lettre
à Louis Boulanger, le Voyage aux Alpes se compose de
lettres adressées à M""' Victor Hugo, datées des villes et
timbrées de la poste.
Le Voyage aux Pyrénées (18Zi3) est formé d'une manière
un peu différente. Il a été écrit au fur et à mesure, sur
des pages d'album, dans les lieux mêmes qu'il dépeint.
Les deux albums qui le contiennent sont remplis de des-
sins à la plume faits sur place et ont pour signets des fleurs
et des herbes cueillies dans la montagne ou dans la forêt.
Le Voyage se poursuit ainsi, ininterrompu et complet,
jusqu'à Pampelune. A partir de là, nous n'en avons que
des chapitres isolés. Le voyageur prenait des notes pour
achever plus tard son récit; mais il n'a décrit sur-le-
champ que les lieux et les choses qui l'ont le plus frappé.
Après la mort de sa fille Léopoldine, il n'a pas eu le cou-
rage de terminer le Voyage.
1839
ALPES
LE MONT PILATE
Lucerue. — 10 septembre, minuit.
Je suis arrivé à Lucerne de nuit. Je me suis logé à la
pension Lichman, excellent hôtel installé dans une belle
vieille tour, à mâchicoulis, ma foi ! J'ai soupe, j'ai demandé
une chambre, j'ai ouvert ma fenêtre, et je vais probable-
ment passer la nuit à t'écrire, ma chère Adèle, car j'ai la
tête pleine de spectacles et le cœur plein de tendresse.
Quand le paysage qui remplit ma croisée ouverte en
vaut la peine, j'en fais un croquis et je te l'envoie. Aujour-
d'hui il est admirable, malgré la nuit, et peut-être en
partie à cause de la nuit.
J'ai sous les yeux le lac des Quatre-Cantons, la merveille
de la Suisse. L'eau du lac vient jusque sous ma croisée
battre doucement les vieilles pierres de la tour. J'y
entends sauter les poissons avec un bruit faible. L'obscu-
rité est profonde. Cependant je distingue à ma droite un
pont de bois vermoulu à toiture aiguë qui va se rattacher
à une grosse tour d'un superbe profil. Des lueurs vagues
courent sur l'eau. Quelques hauts peupliers noirs se reflè-
tent dans le lac sombre vis-à-vis de moi, à cinq cents pas
de ma tour. Une large brume, versée par la nuit sur le
II
6 ALPES.
lac, me cache le reste. Cependant elle ne monte pas assez
haut pour m'empècher de voir le développement sinistre
du mont Pilate posé devant moi dans toute son immen-
sité.
Au-dessus des trois dents de son sommet, Saturne,
avec quatre belles étoiles d'or au milieu desquelles il est
placé, dessine dans le ciel un gigantesque sablier. Der-
rière le Pilate et sur les rives du lac se pressent pêle-mêle
une foule de vieux monts chauves et difformes, Titlis,
Prosa, Crispait, Badus, Galenstock, Frado, Furca, Mut-
thorn, Beckenviederberg, Urahorn, HochstoUen, Rathorn,
Thierstock et Brunig. J'entrevois confusément tous ces
géants goitreux et bossus accroupis dans l'ombre autour
de moi.
De temps en temps le vent m'apporte à travers les ténè-
bres un bruit de clochettes éloignées. Ce sont les vaches
et les chèvres qui errent en secouant leurs grelots dans
les pâturages aériens du Pilate et du Rigi, et cette douce
musique qui vient jusqu'à moi tombe de cinq ou six mille
pieds de haut.
J'ai vu dans ma journée trois lacs, le lac de Zurich que
j'ai quitté ce matin, le lac de Zug qui m'a gratifié d'une
excellente anguille pour mon déjeuner, et le lac de Lucerne
qui vient de me donner à souper avec ses admirables
truites saumonées.
Vus à vol d'oiseau, le lac de Zurich a la forme d'un
croissant qui appuie l'une de ses pointes à Zurich et
l'autre à Uznach, le lac de Zug a la forme d'une pantoufle
dont la route de Zug à Art ferait la semelle, le lac des
Quatre-Cantons figure jusqu'à un certain point une patte
d'aigle brisée dont les fractures font les deux golfes de
Brunnen et de Buochs, et dont les quatre ongles s'enfon-
cent profondément, l'un dans Alpnach, l'autre dans Win-
kel, le troisième dans Lucerne et le dernier dans Kuss-
nacht, où Tell a tué Gessler. Le point culminant du lac est
Fluelen.
Avant de quitter le lac de Zurich, je me suis réconcilié
avec lui. C'est qu'il était vraiment beau à voir du haut de
la côte d'Albis. Les maisons blanches brillaient sur la
route opposée comme des cailloux dans l'herbe, quelques
LUCERNE. — LE MONT PILATE. 7
bateaux à voiles ridaient l'eau étincelante, et le soleil
levant enlevait l'une après l'autre de la surface du lac
toutes les brumes de la nuit, que le vent portait diligem-
ment à un gros tas de nuages amoncelés dans le nord. Le
lac de Zurich était magnifique ainsi.
Quand je te dis que j'ai vu trois lacs dans la journée, je
suis bien bon, j'en ai vu quatre. Entre Albis et Zug, au
milieu des sierras les plus pittoresques du monde, au
fond d'un ravin très sauvage, très boisé et très désert, on
aperçoit un petit lac d'un vert sombre qui s'appelle Dur-
lersee et dont la sonde n'a pu trouver le fond. Il paraît
qu'un village riverain s'y est écroulé et englouti. La cou-
leur de cette flaque d'eau est inquiétante. On dirait une
grande cuve pleine de vert-de-gris. — Mauvais lac ! m'a
dit un vieux paysan en passant.
Plus on avance, plus les horizons deviennent extraor-
dinaires. A Albis il semble qu'on ait sous les yeux quatre
chaînes de montagnes superposées; au premier plan les
Ardennes vertes, au second plan le Jura sombre à brus-
ques courbures, au troisième étage les Apennins chauves
et abrupts, au fond, au-dessus de tout, les blanches Alpes.
On croit voir les quatre premières marches de l'ancien
escalier des Titans.
Puis on redescend dans les vallées, on s'enfonce dans
les forêts; les branchages chargés de feuilles font sur la
route une voûte réticulée dont les crevasses laissent
pleuvoir le jour et la chaleur. Quelques rares cabanes
montrent à moitié leurs façades de bois blond, ragoû-
tantes et gaies, avec leurs croisées à vitres rondes qu'on
dirait grillées de gros tulle; un paysan bienveillant passe
avec son chariot attelé de bœufs ; les ravins font de larges
coupures dans la futaie, le regard s'échappe par ces tran-
chées, et, s'il est midi, si le temps est beau, il se fait de
toutes parts un magnifique échange d'ombres et de rayons
entre le ciel et la terre, les larges rideaux de brume qui
pendent sur l'horizon se déchirent çà et là, et, par la
déchirure, les montagnes éloignées vous apparaissent tout
à coup comme dans un miroir magique au fond d'un
gouffre de lumière.
Zug, comme Bruck, comme Baden, est une charmante
8 ALPES.
commune féodale, encore enceinte de tours, avec ses
portes ogives blasonnées, crénelées, robustes, et toutes
meurtries par les assauts et les escalades. Zug n'a pas
l'Aar comme Bruck, Zug n'a pas la Limmat comme Baden,
mais Zug a son lac, son petit lac, qui est un des plus
beaux de la Suisse. Je me suis assis sur une étroite esta-
cade ombragée de tilleuls, à quelques pas de mon auberge ;
j'avais devant moi le Rigi et le Pilate, qui faisaient quatre
pyramides monstrueuses; deux montaient dans le ciel et
deux se renversaient dans l'eau.
Les fontaines de pierre, les maisons peintes et sculp-
tées abondent à Zug. L'auberge du Cerf a quelques ves-
tiges de la renaissance. A Zug la fresque italienne prend
déjà possession de presque toutes les murailles. Dans tous
les lieux où la nature est très ornée, la maison et le cos-
tume de l'homme s'en ressentent ; la maison se farde, le
costume se colore. C'est une loi diarmante. Nos guin-
guettes de la Cunette et nos paysans-banlieue vêtus de
guenilles seraient des monstres ici.
J'ai vu sur une porte à Zug un bas-relief qui représente
un troglodyte, avec sa massue. Au-dessous est gravée la
date l/i82. Sur une autre porte est inscrite cette légende
plus engageante que le troglodyte : Pax intranlibus, salus
exeuniibus, 1607. (Mon Chariot, explique ce latin à ta bonne
mère.)
L'église de Zug est meublée comme une église de
Flandre. Les autels à colonnes torses, les lames sépul-
crales coloriées et dorées sont appliqués à tous les murs.
Un bedeau m'a introduit dans le trésor de l'église qui est
splendide et qui regorge d'argenteries et d'orfèvreries,
quelques-unes extrêmement riches, quelques-unes extrê-
mement précieuses. Pour trente sous j'ai vu des millions.
Il y a quinze ans, le chemin de Zug à Art était un sen-
tier impraticable où trébuchait le meilleur cheval. C'est
maintenant une grande route excellente, laquelle ne
cahote pas même l'omnibus-charrette qui la parcourt
avec des cargaisons de voyageurs le sac sur le dos. J'avais
loué à Zurich un petit cabriolet à quatre roues qui trot-
tait le plus agréablement du monde sur cette jolie route,
ayant des escarpements d'arbres et de rochers à gauche.
i
LICERNE. — LE MONT PILATE. 0
et à droite Peau du lac à peine ridée par un souffle.
Le lac est gracieux quand on quitte Zug; il devient
superbe quand on approche d'Art. C'est qu'au-dessus
d'Art, qui est un grand village de canton de Schwytz, il
y a le Rossberg que les gens du pays appellent le Sofirun-
berg (montagne éclairée par le soleil), et le Rigi qu'ils
nomment le Schattenberg (montagne exposée à l'ombre).
Le Rossberg a quatre mille pieds de haut, le Rigi en a
cinq mille. Ce sont les deux plus hautes montagnes de
brèche qu'il y ait dans le monde. Le Rossberg et le Rigi
n'ont aucun rapport géologique avec les Alpes qui les
entourent. Les Alpes sont de granit; le Rigi et le Rossberg
sont faits de cailloux roulés dans une fange aujourd'hui
plus dure que le ciment, et qui donne aux rochers tom-
bés près de la route un air de pans de murs romains.
Ces deux énormes montagnes sont deux tas de boue du
déluge.
Aussi il advient parfois que la boue se délaie et
s'écroule. Cela est arrivé notamment en 1806, après
deux mois de pluie. Le 2 septembre, à cinq heures du
soir, un morceau du sommet du Rossberg, de mille pieds
de front, de cent pieds de haut et d'une lieue de loDg,
s'est détaché tout à coup, a parcouru en trois minutes
une pente de trois lieues et a brusquement englouti une
forêt, une vallée, trois villages avec leurs habitants et la
moitié d'un lac. Goldau, qui a été broyée ainsi, est der-
rière Art.
A trois heures, j'entrais dans l'ombre du Rigi, laissant
sur les collines de Zug un soleil éblouissant. J'approchais
d'Art et je songeais à Goldau; je savais que cette jolie
ville riante masquait au passant le cadavre de la ville
écrasée, je regardais ce lac si paisible où miroitaient les
chalets et les prairies. Lui aussi masque des choses terri-
bles. Sous le Rigi il a douze cents pieds de profondeur,
et, quand elle est saisie par deux vents violents que les
bateliers d'Art et de Zug nomment l'Arbis et le Wetter-
Fœhn, cette charmante flaque d'eau devient plus horrible
et plus formidable que l'Océan.
Devant moi se dressait à perte de vue le Rigi. sombre
et immense muraille à pic, où les sapins grimpaient con-
10 ALPES.
fuséaient et à l'envi comme des bataillons qui montent à
l'assaut.
De tout paysage il sort une fumée d'idées, tantôt douces,
tantôt lugubres; celui-ci dégageait pour moi une triple
pensée de ruine, de tempête et de guerre, et me faisait
rêver, lorsqu'une jeune fille pieds nus, qui était assise au
bord du chemin, est accourue, a jeté en passant trois
prunes dans mon cabriolet et s'est enfuie avec un sourire.
Pendant que je prenais quelques batz dans mon gousset,
elle avait disparu. Un moment après, je me suis retourné,
elle était revenue au bord du chemin tout en se cachant
dans la verdure, et elle me regardait de ses yeux brillants
à travers les saules comme Galatée. Tout est possible au
bon Dieu, puisqu'on rencontre des églogues de Virgile
dans l'ombre du Rigi.
A cinq heures je sortais de cette ombre du Rigi. J'avais
parcouru le coude qui fait le fond du lac de Zug, j'avais
traversé Art, et je venais de quitter le bord de l'eau pour
une route fort encaissée qui gravit d'un mouvement assez
âpre une des croupes basses du mont Rigi. On bâtit à
droite et à gauche de cette route quelques maisons neuves
d'un goût médiocre. Il paraît que les belles devantures de
bois passent démode ici ; le plâtre parisien tend à envahir
les façades. C'est fâcheux. Il faudrait avertir la Suisse
que Paris lui-même a honte de son plâtre aujourd'hui.
Tout à coup le chemin devient désert, une masure sort
d'une touffe d'arbres sur une petite esplanade. Mon cocher
s'est arrêté. J'étais dans l'illustre chemin creux de Kuss-
nacht. Il y avait cinq cent trente et un ans, neuf mois et
vingt-deux jours qu'à cette même heure, à celte même
place, le 18 novembre 1307, une flèche fermement lancée
à travers cette même forêt avait frappé un homme au
cœur. Cet homme, c'était la tyrannie de l'Autriche; cette
flèche, c'était la liberté de la Suisse.
Le soleil baissait, le chemin devenait sombre, les brous-
sailles au haut du talus pétillaient dans la vive lumière du
couchant ; deux vieux mendiants, l'homme et la femme,
qui gardent la masure voisine, tendaient la main à mes
sous de France ; un bateleur menant en laisse un ours
muselé descendait le chemin vers Kussnacht, suivi des
LUCERNE. — LE MONT PILATE. 11
cris joyeux de quatre ou cinq marmots émerveillés de
l'ours; mon cocher enrayait sa carriole et j'entendais le
bruit de ferraille que fait le sabot; deux branches écar-
tées m'ouvraient une fenêtre sur la plaine et je voyais au
loin des faneurs bâtir leur meule; les oiseaux chantaient
dans les arbres, les vaches mugissaient dans le Rigi. Moi
j'étais descendu de voiture, je regardais les cailloux du
chemin creux, je regardais cette nature, sereine comme
une bonne conscience. Peu à peu le spectre des choses
passées se superposait dans mon esprit aux réalités pré-
sentes et les effaçait comme une vieille écriture qui repa-
raît sur une page mal blanchie au milieu d'un texte nou-
veau; je croyais voir le bailli Gessler couché sanglant
dans le chemin creux, sur ces cailloux diluviens tombés
du mont Rigi, et j'entendais son chien aboyer à travers
les arbres après l'ombre gigantesque de Guillaume Tell
debout dans le taillis.
Cette masure, qui est une chapelle, marque la place
même où s'est accompli le sublime guet-apens. Excepté
la porte, qui est faite d'une vieille membrure d'ogive, la
chapelle n'a rien de remarquable. Un intérieur délabré,
de misérables fresques sur le mur, un pauvre hôtel décoré
d'une friperie italienne, des vases de bois enluminés et
des fleurs artificielles, deux mendiants qui baragouinent
et vous vendent pour quelques sous le souvenir de Guil-
laume Tell, voilà le monument du chemin creux de Kuss-
nacht.
Une madone est sur l'autel ; devant cette madone est
ouvert un livre où les passants peuvent enregistrer leurs
noms. Le dernier voyageur entré dans la chapelle y avait
écrit ces deux lignes qui m'ont plus touché que toutes les
déclarations de guerre aux tyrans dont le livre est rem-
pli : — « Je prie humblement notre sainte mère de Dieu
« de daigner, par son intercession, faire recouvrer un
« peu de vue à ma pauvre femme. » Je n'ai rien écrit sur
le livre, pas même mon nom. Au-dessous de cette douce
prière la page était blanche. Je l'ai laissée blanche.
De l'esplanade devant la chapelle, on voit un coin du
lac des Quatre-Cautons. En me retournant, j'ai aperçu,
sur une éminence couverte de rochers, au pied du Rigi,
I
12 ALPES.
un tronçon de tour qui a l'aspect d'un pignon démantelé,
et qui sort des broussailles comme une dent. Cette ruine,
c'était la forteresse de Kussnacht, le donjon habité par
Gessler, le cachot préparé pour Guillaume Tell. Guillaume
Tell n'y est pas entré, Gessler n'y est pas rentré.
Un quart d'heure après, j'étais à Kussnacht. L'ours dan-
sait sur la place, les commères riaient aux fontaines, trois
chaises de poste anglaises débarquaient devant l'hôtel
maniéré et confortable qui dérange les devantures gothi-
ques des cabanes du quinzième siècle. Deux vieilles femmes
soignaient des tombes dans le cimetière devant l'église.
C'est là que j'ai fait arrêter ma carriole. J'ai visité l'église,
insignifiante comme édifice, mais très coquette et très
ornée.
A Zurich les églises sont nues. Ici, comme à Art, comme
à Zug, elles sont parées, et parées avec exagération, avec
violence, avec colère. C'est une réaction des églises
romaines contre les églises calvinistes; c'est une guerre
de fleurs, de volutes, de pompons et de guirlandes que
font les cantons catholiques aux cantons protestants.
Les cimetières en particulier sont remarquables. Sur
chaque fosse il y a une pierre, et de cette pierre sort une
croix rococo en fer ouvragé très vernie et très dorée.
L'ensemble de toutes ces croix donne au cimetière l'as-
pect d'un gros buisson noir à fleurs jaunes.
La route de Kussnacht à Lucerne côtoie l'eau comme
celle de Zug à Art. Le lac des Quatre-Cantons est encore
plus beau que le lac de Zug. Au lieu du Rigi j'avais devant
moi le mont Pilate.
Le mont Pilate m'a occupé toute la journée. Je l'ai rare-
ment perdu de vue dans le trajet de Zurich ici. En ce
moment je le distingue vaguement devant ma fenêtre.
C'est une montagne étrange que le Pilate. Elle est d'une
forme terrible. Au moyen âge on l'appelait le mont brisé,
Fracmont. 11 y a presque toujours un nuage sur la cime
du mont Pilate; de là vient son nom de mons pileatus,
mont enchapassé. Les paysans lucernois, qui savent mieux
l'évangile que le latin, ioni ùm moi pileatus le nom Pilatus
et en concluent que Ponce-Pilate est enterré sous cette
montagne.
LUCERNE. — LE MONT PILATE. 13
Quant au nuage, au dire des bonnes femmes, il se com-
porte d'une façon bizarref présent, il annonce le beau
temps; absent, il annonce la tempête. Le Pilate, en géant
singulier qu'il est, met son chapeau quand il fait beau et
Tôte quand il pleut. Si bien que cette montagne-baro-
mètre dispense quatre cantons de la Suisse d'avoir à leurs
fenêtres de ces petits ermites à capuchons mobiles que fait
vivre une corde à boyau. Le fait du nuage est certain; je
l'ai observé toute la matinée, pendant quatre heures le
nuage a pris vingt formes différentes, mais il n'a pas
quitté le front de la montagne. Tantôt il ressemblait à une
grande cigogne blanche couchée dans les anfractuosités
du sommet comme dans un nid; tantôt il se divisait en
cinq ou six petits nuages et faisait à la montagne une cou-
ronne d'aigles planant en rond.
Tu comprends qu'un pareil nuage sur une pareille mon-
tagne a dû faire naître bien des superstitions dans le pays
p'at. Le mont est à pic, l'escarpement est laborieux, il a
six mille pieds de haut, beaucoup de terreurs entourent
le sommet. Aussi a-t-il fait hésiter longtemps les plus
hardis chasseurs de chamois. — D'où pouvait venir cet
étrange nuage? — Il y a deux cents ans, un esprit fort,
qui avait le pied montagnard, s'est risqué et a gravi le
mont Pilate. Alors le nuage s'est expliqué.
Sur le sommet même de la montagne il y a un lac, un
petit lac, verre d'eau de cent soixante pieds de long, de
quatrevingts pieds de large et d'une profondeur inconnue.
Quand il fait beau, le soleil frappe ce lac et en tire un
nuage; quand le temps se gâte, plus de soleil, plus de
nuage.
Le phénomène expliqué, les superstitions n'ont pas dis-
paru. Au contraire. Elles n'ont fait que croître et embellir.
C'est que la montagne visitée n'était pas moins effrayante
que la montagne inexplorée.
Outre le lac, on avait trouvé sur le mont Pilate des
choses prodigieuses. D'abord un sapin unique dans toute
la Suisse. Un sapin colossal qui a neuf branches horizon-
tales et qui, sur chacune de ces branches, poi-te un autre
grand sapin, ce qui doit lui donner la figure d'un cré-
quier gigantesque; puis, dans l'Alpe de Brûndlen, qui est
14 ALPES.
la croupe voisine des sept pics du sommet, un écho qui
semble plutôt une voix qu'un écho, tant il est complet et
tant il répète les paroles jusqu'aux dernières syllabes et
les chants jusqu'aux dernières notes; puis enfin, dans un
précipice épouvantable, au milieu d'une paroi à pic de
roche noire de plus de six cents pieds de haut, la bouche
d'une caverne inaccessible, et, à l'entrée de cette caverne,
une statue surnaturelle en pierre blanche d'environ trente
pieds de haut, assise et accoudée sur une table de granit,
jambes croisées, dans l'attitude redoutable d'un spectre
qui garde le seuil de l'antre.
Il paraît certain que la caverne traverse toute la mon-
tagne et va aboutir de l'autre côté, au-dessous de l'Alpe
de Temlis, à une ouverture qu'on nomme le trou de la
Lune (parce que, dit Ebel, on y trouve beaucoup de lait
de lune).
Ne pouvant escalader la muraille de six cents pieds de
haut, on a essayé de tourner la statue et d'entrer dans
son repaire par le trou de la Lune. Ce trou a seize pieds
de diamètre dans un sens et neuf dans l'autre. Il en sort
un vent de glace et un torrent. C'était déjà fort dange-
reux. On s'est aventuré pourtant. On a traversé à tâtons
des salles voûtées, on a rampé à plat ventre sous des pla-
fonds horribles pêle-mêle avec des ruisseaux. Peines
perdues. Personne n'a pu pénétrer jusqu'à la statue. Elle
est toujours là, intacte dans le sens étroit du mot, con-
templant l'abîme, gardant la caverne, exécutant sa con-
signe et rêvant de l'ouvrier mystérieux qui l'a taillée.
Les gens de la montagne appellent cette figure samt
Dominique.
Le moyen âge et le seizième siècle ont été préoccupés
du Pilate autant que du mont Blanc. Aujourd'hui per-
sonne n'y songe. Le Rigi est à la mode. Les sombres
superstitions du mont Pilate sont tombées dans les bonnes
femmes et y croupissent. Le sommet n'est plus redouté
que parce qu'il est malaisé d'y monter. Le général Pfyffer
y a fait des observations barométriques et affirme qu'avec
une lunette on y voit le Munster de Strasbourg.
Une singulière peuplade de bergers s'y est cantonnée et
y habite. Ce sont des hommes actifs, forts et simples.
LUCERNE. — LE MONT PIL ATE. 15
lesquels vivent centenaires et méprisent profondément les
fourmis humaines qui sont dans la plaine.
Cependant il y a encore à Lucerne de vieilles lois qui
défendent de jeter des pierres dans le petit lac qui est au
sommet du Pilate. par ce motif fantastique qu'un caillou
en fait sortir une trombe, et que, pour une pierre qu'on
lui jette, ce lac rend un orage qui couvre toute la Suisse.
Depuis cent ans, tout terrible qu'il est, le mont Pilate
s'est couvert de pâturages. Ainsi ce n'est pas seulement
une montagne formidable, c'est une énorme mamelle qui
nourrit quatre mille vaches. Cela fait un orchestre de
quatre mille clochettes que j'écoute en ce moment.
Voici l'histoire de ces vaches des Alpes. Une vache coûte
quatre cents francs, s'aflerme de soixante- dix à quatre-
vingts francs par an, broute six ans dans les montagnes,
fait six veaux; puis, maigre, épuisée, exténuée, quand elle
a donné toute sa substance dans son lait, le vacher la cède
au'boucher ; elle passe le Saint-Gothard, redescend les
Alpes par le versant méridional, et devient bœuf dans la
marmite suspecte des auberges d'Italie.
Du reste, si cela continue, le miraculeux mont Pilate
se fera prosaïque comme une cathédrale badigeonnée.
Une compagnie française a acheté récemment une forêt
de mélèzes qui est à une demi-lieue du sommet, y a pra-
tiqué une route carrossable, et à cette heure la comman-
dite tond le géant. — En outre, un guide m'a affirmé à
Kussnacht qu'en 181i un chasseur de chamois, nommé
Ignatius Matt, était entré dans la caverne avec des échelles
et des cordes, et, au péril de sa vie, il est vrai, aurait
hardiment abordé la sombre sentinelle de pierre.
Je dois dire qu'une des vieilles femmes du cimetière,
qui écoutait l'histoire du guide, a protesté énergiquement,
déclarant qu'Ignatius Matt n'était qu'un fat, qu'il s'était
vanté d'une bonne fortune impossible et que la statue du
Dominick loch était encore vierge. — En cette matière,
je crois les vieilles femmes.
J'ai fait les trois lieues de Kussnacht à Lucerne en une
heure et demie, au grand trot. Je n'en suis pas moins
arrivé à Lucerne à la nuit close. Mais la promenade des
bords du golfe de Kussnacht au crépuscule est admirable.
En quittant Kussnacht, j'avais les yeux encore fixés ?ur
la ruine de Gessler que déjà j'en rencontrais une autre.
C'est le donjon de Neu-Habsburg, autre nid d'aigles
tombé à mi-côte dans les bruyères. Je voyais de la route
un grand pan de muraille qui, comme une tête renversée
dont les cheveux pendent en arrière, laissait tremper le
bout de ses lierres dans l'eau du golfe. En face de moi,
les pentes vertes de la Zinnc se réfléchissaient avec leur
réseau brouillé d'arbres et de cultures dans le miroir du
lac déjà sombre et lui donnaient l'aspect d'une agate her-
borisée. Au pied du Rigi, je ne sais quel reflet renvoyait
à l'eau une clarté blanche. Une petite barque qui courait
à côté dans une flaque obscure s'y doublait en se reflétant
et y figurait une longue épée; la barque faisait la poignée,
le batelier, la garde, le sillage étincelant, la lame fine,
longue et nue.
11 septembre, 4 heures après midi.
Excepté l'arsenal et l'hôtel de ville, j'ai déjà tout vu à
Lucerne.
La ville est bien faite, assise sur deux collines qui se
regardent, coupée en deux par la Reuss qui entre dans le
lac à Fluelen et qui en sort violemment à Lucerne, murée
d'une enceinte du quatorzième siècle, dont toutes les
tours sont difTérentes comme à Bâle (ce qui est une fan-
taisie propre à l'architecture militaire germanique), pleine
de fontaines presque toutes curieuses et de maisons à
volutes, à tourelles et à pignons, en général bien con-
servées. La verdure extérieure déborde par-dessus les
créneaux.
Toutes les façades de la ville, disposées en amphithéâtre
LUCERNE. — LE MONT PILATE. 17
«ur des pentes, voient le lac s'enfoncer magnifiquement
■ lans les montagnes.
Il y a trois ponts de bois couverts, qui sont du quin-
zième siècle; deux sur le lac, un sur la Reuss. Les deux
ponts du lac sont d'une longueur démesurée et serpen-
tent sur l'eau sans autre but apparent que d'accoster en
passant de vieilles tours pour l'amusement des yeux. C'est
fort singulier et fort joli.
Le toit aigu de chaque pont recouvre une galerie de
tableaux. Ces tableaux sont des planches triangulaires
emboîtées sous l'angle du toit et peintes des deux côtés.
11 y a un tableau par travée. Les trois ponts font trois
séries de tableaux, qui ont chacune un but distinct, un
sujet dont elles ne sortent pas, une intention bien mar-
quée d'agir par les yeux sur l'esprit de ceux qui vont et
viennent. La série du grand pont, qui a quatorze cents
pieds de long, est consacrée à l'histoire sainte. La série
du pont de Rappel, qui est sur l'écoulement du lac et qui
a mille pieds de longueur, contient deux cents tableaux
ornés d'armoiries qui racontent l'histoire de la Suisse. La
série du pont sur la Reuss, qui est le plus court des trois,
est une danse macabre.
Ainsi les trois grands côtés de la pensée de l'homme
sont là : la religion, la nationalité, la philosophie. Chacun
de ces ponts est un livre. Le passant lève les yeux et lit.
Il est sorti pour une affaire et il revient avec une idée.
Presque toutes ces peintures datent du seizième et du
dix-septième siècle. Quelques-unes sont d'un fort beau
caractère. D'autres ont été gâtées dans le dernier siècle
par des retouches pâteuses et lourdes. La danse des morts
du pont de la Reuss est partout d'excellente peinture
pleine d'esprit et de sens. Chacun des panneaux représente
la Mort mêlée à toutes les actions humaines. Elle est vêtue
en tabellion et elle enregistre l'enfant nouveau-né auquel
sourit sa mère; elle est cocher avec livrée galonnée et
elle mène gaillardement le carrosse blasonné d'une jolie
femme; un don Juan fait une orgie, elle retrousse sa
manche et lui verse à boire ; un médecin saigne son
patient, elle a le tablier de l'aide et elle soutient le bras
du malade; un soldat espadonne, elle lui tient tête; un
u
■18 ALPES.
fuyard pique des deux, elle enfourche la croupe du cheval.
Le plus effrayant de ces tableaux, c'est le paradis; tous
les animaux y sont pêle-mêle, agneaux et lions, tigres et
brebis, bons, doux, innocents; le serpent y est aussi; on
le voit, mais à travers un squelette ; il rampe en traînant
la Mort avec lui. Mylinger, qui a peint ce pont au com-
mencement du dix-septième siècle, était un grand peintre
et un grand esprit.
Sur le pont de Kappel il y a une vue charmante, presque
à vol d'oiseau, de Lucerne comme elle était il y a deux
cents ans. Par bonheur pour elle, la ville a peu changé.
Je n'ai encore vu que l'extérieur de l'hôtel de ville.
C'est un assez bel édifice, quoique de style bâtard, avec
beffroi coiffé d'une toiture en forme de heaume, d'un
aspect amusant. De Bâle à Daden, les clochers sont pointus
à tuiles de couleur; de Baden à Zurich, ils sont peintur-
lurés en gros rouge; de Zug à Lucerne, ils ressemblent à
des casques, avec cimiers et visières, étamés et dorés.
L'église canonicale, qui est hors de la ville, et qu'ils
appellent la cathédrale, a deux aiguilles en ardoise d'une
belle masse; mais, hormis un portail Louis XIII et un bas-
relief extérieur qui est du quinzième siècle et qui repré-
sente Jésus aux Oliviers couronné de fleurs dé lys et
repoussant le calice, l'église par elle-même ne vaut pas la
peine d'être cherchée.
Sur le port il y a l'église des Jésuites qui est d'un rococo
violent et tapageur, et, derrière les Jésuites, sur une petite
place, une autre église qui a plus d'intérêt que toutes les
autres, quoiqu'elle se cache. La nef est ornée de drapeaux
peints. La chaire, du dix-septième siècle, est d'un beau
travail de menuiserie; les stalles du chœur également.
J'ai remarqué aussi, à une chapelle rocaille, une magni-
fique grille du quinzième siècle.
Il y a de tout à Lucerne, du grand et du petit, des
choses sinistres et des choses charmantes. Au milieu du
port, une foule de poules d'eau , à la fois sauvages et
familières, joue avec l'eau du lac à l'ombre du mont
Pilate. La ville a pris ces pauvres poules joyeuses sous sa
protection. On ne peut les tuer sous peine d'amende. On
dirait un essaim de petits cygnes noirs à becs blancs. Rien
LUCERNE. — LE MONT PILATE. 1;>
de gracieux comme de les voir plonger et voleter au
soleil. Elles viennent quand on sifiQe. Je leur jette des mies
de pain de ma fenêtre.
Dans toutes ces petites villes les femmes sont curieuses,
craintives et ennuyées. De la curiosité et de l'ennui naît
le désir de voir dans la rue; de la timidité naît la peur
d'être vues. De là, sur les façades de toutes les maisouF,
un appareil d'espionnage, plus ou moins discret, plus ou
moins compliqué. A Bâle comme en Flandre, c'est un
simple petit miroir accroché en dehors de la fenêtre; à
Zurich comme en Alsace, c'est une tourelle, quelquefois
jolie, prenant jour de tous côtés, et à demi engagée dans
la façade du logis.
A Lucerne, l'espion est tout simplement une sorte de
petite armoire percée de trous et placée en dehors des
croisées, sur l'appui, comme un garde-manger.
Les femmes de Lucerne ont grand tort de se cacher, car
elles sont presque toutes jolies.
A propos, j'ai vu le Lion du 10 août. C'est déclamatoire.
15 septembre.
Je suis encore à Lucerne, mon Adèle. Mais je viens de
faire deux admirables excursions, le tour du lac et l'as-
cension du mont Rigi.
Je suis parti pour le Rigi le 12 au matin, après m'être
fait préalablement raser par un affreux perruquier appelé
Fraunezer, qui m'a coupé le menton en trois endroits et
qui m'a pris seize sous de France pour cette opération
chirurgicale.
Je te conterai tout cela. Le Rigi est superbe.
ALPES.
Voici un petit dessin pour ma Didine. L'espèce de sou-
coupe qui est sur la tour est un nid de cigogne, explique-
lui cela.
Et puis embrasse ma Dédé, mon Toto et mon Charles.
J'espère qu'ils travaillent bien. Je serre la main à Vac-
querie.
Adieu, mon Adèle; je t'écrirai bientôt. Dans un mois je
te reverrai, et je vous embrasserai tous, mes bien-aimés.
Ton Victor qui t'aime.
Il
Berne. — n septembre, minuit.
Partout OÙ j'arrive, ma chère Adèle, mon premier soin
est de t'écrire. A peine installé, je me fais apporter une
table et un encrier, et je me remets à causer avec toi,
avec vous tous, mes enfants bien-aimés. Prenez tous votre
part de ma pensée comme vous avez votre part de mon
cœur.
Je suis arrivé à Berne de nuit comme à Lucerne, comme
à Zuricli. Je ne hais pas cette façon d'arriver dans les
villes. Il y a dans une ville qu'on aborde la nuit un mé-
lange de ténèbres et de rayonnements, de lumières qui
vous montrent les choses et d'ombres qui vous les ca-
chent, d'où il résulte je ne sais quel aspect exagéré et
chimérique qui a son charme. C'est une combinaison de
connu et dïnconnu où l'esprit fait les rêves qu'il veut.
Beaucoup d'objets qui ne sont que de la prose le jour
prennent dans l'ombre une certaine poésie. La nuit, les
profils des choses se dilatent; le jour, ils s'aplatissent.
Il était huit heures du soir; j'avais quitté Thun à cinq
heures. Depuis deux heures le soleil était couché, et la
lune, qui est dans son premier quartier, s'était levée der-
rière moi dans les hautes crêtes déchirées du Stockhorn.
22 ALPES.
Mon cabriolet à quatre roues trottait sur une route excel-
lente. — J'ai toujours mon cabriolet, qui a seulement
changé de cocher, je ne sais par quel arrangement.
Mon cocher d'à présent est assez pittoresque ; c'est un
grand piéraontais à favoris noirs et à large chapeau verni,
enfoncé dans un immense carrick de cocher de fiacre en
cuir fauve jdoublé de peau de mouton noire et orné au
dehors de morceaux de peau, rouge, bleue, verte, qui sont
appliqués sur le fond jaune et qui y dessinent des fleurs
fantastiques. Quand le carrick s'entr'ouvre, il laisse voir
une veste de velours olive, une culotte et des guêtres de
cuir, le tout rehaussé par une breloque faite d'une pièce
de quarante sous à l'effigie de l'empereur, dans l'épaisseur
de laquelle on a vissé une clef de montre.
Donc j'avais devant moi le ciel blanc du crépuscule et
derrière moi le ciel gris du clair de lune. Le paysage, vu
à ce double reflet, était ravissant. Par intervalles, j'aper-
cevais, à ma gauche, l'Aar faisant des coudes d'argent au
fond d'un ravin noir. Les maisons, qui ont souvent forme
de chalets, et qui sont de petits édifices de bois les plus
ouvragés qui soient, montraient des deux côtés de la
route leurs façades faiblement animées par le clair de
lune, avec leur grand toit rabattu sur leurs fenêtres rou-
geâtres.
Noté, en passant, que le toit des cabanes est immense
dans ce pays d'averses et d'ondées. Le toit se développe
sous la pluie : en Suisse, il envahit presque toute la mai-
son; en Italie, il s'efface; en Orient, il disparaît.
Je reprends. — Je regardais les contours des arbres, ce
qui m'amuse toujours, et je venais d'admirer la touffe
énorme d'un noyer dans une prairie à cent pas de la
route, lorsque le cocher est descendu pour enrayer. C'est
bon signe quand on enraie; c'est le sifllet du machiniste.
Le décor va changer.
En effet, la route s'est abaissée comme une croupe, et
à ma gauche, à travers la rangée d'arbres qui borde le
chemin, aux rayons de la lune, au fond d'une vallée con-
fusément entrevue, une ville, une apparition, un tableau
éblouissant, a surgi tout à coup.
C'était Berne et sa vallée.
BERNE. — LE RIGI. 23
J'aurais plutôt cru voir une ville chinoise, la nuit de la
fête des lanternes. Non que les toits eussent des faîtes
très découpés et très fantasques; mais il y avait tant de
lumières allumées dans ce chaos vivant de maisons, tant
de chandelles, tant de falots, tant de lampes, tant d'étoiles
à toutes les croisées ; une sorte de grande rue blanchâtre
traçait au milieu de ces constellations développées sur le
sol une voie lactée si étrange; deux tours, celle-ci carrée
et trapue, celle-là svelte et pointue, marquaient si bizar-
rement les deux extrémités de la ville, l'une sur la croupe,
l'autre dans le creux ; l'Aar, courbé en fer à cheval au
pied des mrfrs, détachait si singulièrement de la terre,
comme une faucille qui entame un bloc, cet amas de va-
gues édifices piqués de trous lumineux ; le croissant posé
au fond du ciel juste en face, comme le flambeau de ce
spectacle, jetait sur tout cet ensemble une clarté si douce,
si pâle, si harmonieuse, si ineffable, que ce n'était plus
une ville que je voyais, c'était une ombre, le fantôme
d'une cité, une île impossible de l'air à l'ancre dans une
vallée de la terre et illuminée par des esprits.
En descendant, les belles silhouettes de la ville se sont
décomposées et recomposées plusieurs fois, et la vision
s'est dissipée à demi.
Puis ma carriole a passé un pont et s'est arrêtée sous
une porte ogive ; un vieux bonhomme, accosté de deux
soldats en uniforme vert, est venu me demander mon
passe-port ; à la lueur du réverbère, j'ai aperçu une affiche
de danseurs de corde ornée d'une gravure et collée sur la
muraille, et je suis retombé du haut de mon rêve chinois
dans Berne, capitale du plus grand des vingt-deux cantons,
chef-lieu de trois cent quatrevingt-dix-neuf mille habi-
tants, résidence des ambassadeurs, ville située par les
Zi6° 57 lu de latitude septentrionale et par les 25° 7' 6" de
longitude, à dix-sept cent huit pieds au-dessus du niveau
de la mer.
Un peu remis de cette chute, j'ai continué ma route, et
me voici maintenant dans l'hôtel des Gentilshommes. — Ce
qui est une autre chute, car l'hôtel des Gentilshommes
me fait l'effet d'une auberge délabrée; les chambres sen-
tent le moisi, les rideaux blancs sont dorés par les an-
24 ALPES.
nées, les cuivres des commodes sont vert-de-grisés, l'encre
est une bourbe noire. Bref, l'hôtel des Gentilshommes a
son originalité ; rien de plus inattendu que cette oasis de
saleté bretonne au milieu de la propreté suisse.
11 faut maintenant que je te conte ma promenade au
Rigi.
Ce n'était pas le Rigi que je voulais en restant à Lucerne,
c'était le Pilate. Le Pilate est un mont abrupt, sauvage,
empreint de merveilleux, d'une approche diflficile, aban-
donné par les touristes ; il me tentait fort. Le Rigi est
moins haut que le Pilate de quatorze cents pieds, se laisse
gravir à cheval, n'a des escarpements que ce qu'il en faut
aux bourgeois, et se couvre tous les jours d'une peuplade
de visiteurs. Le Rigi est la prouesse de tout le monde.
Aussi ne m'inspirait-il qu'un médiocre appétit. Cependant
le temps défavorable à l'ascension du Pilate s'est obstiné ;
Odry, un guide au nez camard, ainsi surnommé par des
voyageurs français, s'est refusé à me conduire; il a fallu
que je me contentasse du Rigi. En somme, je ne me plains
pas du Rigi, mais j'aurais voulu le Pilate.
Après ma barbe faite chez cet horrible écorcheur ap-
pelé Fraunezer, j'ai quitté Lucerne pour le Rigi le 12 à
huit heures du matin; à neuf heures, le bateau à vapeur
la Ville de Lucerne me débarquait à Wiggis, joli petit vil-
lage au bord du lac, où j'ai passablement déjeuné ; à dix
heures, je quittais le gasthof de Wiggis et je commençais
à gravir la montagne ; j'avais un guide pour la forme et
ma canne pour tout bagage.
En route, j'ai rencontré deux ou trois caravanes avec
chevaux, mulets, ânes, sacs de provisions, bâtons ferrés,
guides pour mener les bêtes, guides pour expliquer les
sites, etc. Il y a dés voyageurs qui traitent le Rigi comme
le mont Blanc; des espèces de don Quichottes des monta-
gnes qui sont déterminés à faire une ascension, et qui
escaladent une butte avec tout l'attirail de Cachat-le-Géant.
— Or le Rigi est très beau, mais on peut y monter et y
descendre sa canne à la main. Tu te souviens,. mon Adèle,
BERNE. — LE RIGI. 25
de notre excursion au Montanvert; le Rigi n'a qu'une hau-
teur double; le Montanvert a environ deux mille cinq
cents pieds, le Rigi environ cinq mille.
L'ascension du Rigi parWiggis dure trois heures et peut
se diviser en quatre zones.
Le trajet de chacune des deux premières zones dure à
peu près une heure; le trajet de chacune des deux der-
nières dure une demi-heure.
D'abord un chemin sous des bois, dont les branches
basses accrochent les dentelles des voyageuses anglaises,
et où de jolies petites filles, pieds nus, vous offrent des
poires et des pêches. Ces bois sont mêlés de vergers; de
temps en temps, le bleu du lac perce le vert des arbres,
et, entre deux prunes, on voit une barque. — Puis un
sentier, fort âpre par endroits, qui gravit cet escarpement
qu'ont' presque toutes les montagnes entre leur base et
leur sommet; — puis une pente de gazon où le chemin
s'élargit à l'aise et qui sépare la maison dite les bains
froids de la maison dite le péage; — puis, du péage jus-
qu'au sommet {kulm), un sentier, assez rude çà et là, d'où
l'on revoit Lucerne et que borde un précipice au fond
duquel est Kus^nacht.
La première zone n'est qu'une promenade agréable, la
seconde est assez pénible. Il faisait très beau, le soleil
chauffait à plomb les parois blanches de la montagne le
long desquelles grimpait le sentier, soutenu de place en
place par des échafaudages et des maçonneries. La vieille
muraille diluvienne est égrenée par les pluies et les tor-
rents, les cailloux roulés couvrent le chemin, et j'avançais
assez lentement sur les tètes de clous de la brèche. De
temps en temps, je rencontrais une méchante peinture
accrochée au mur de roche et représentant une des sta-
tions de la voie douloureuse.
A mi-côte, il y a une chapelle ornée d'un mendiant, et,
deux cents pas plus haut, un grand rocher détaché de la
montagne qu'ils appellent la pierre-tour et sous lequel
passe la route. Beaucoup d'ombre froide et un peu d'eau
fraîche tombe de cette voûte sur le passant trempé de
sueur; on a mis là un banc traître sur lequel les pleuré-
sies sont assises.
26 ALPES.
La pierre-tour est du reste curieuse à voir. Elle est cou-
ronnée d'une plate-forme inaccessible sur laquelle de
hauts sapins ont poussé paisiblement. A quelques pas
de là, tombe dans le précipice une belle cascade qui
rugit en avril et que Tété réduit à quelques cheveux
d'argent.
Arrivé au sommet de l'escarpement, j'étais essoufflé; je
me suis assis quelques instants sur l'herbe; de gros nuages
sombres avaient caché le soleil, toute habitation humaine
avait disparu, l'ombre qui tombait du ciel donnait à cet
immense paysage désert je ne sais quoi de sinistre ; le lac
était sous mes pieds avec ses montagnes et ses caps, dont
je distinguais nettement les hanches, les côtes et les longs
cous, et je croyais voir un troupeau énorme de monstres
poilus, groupé autour de cet abreuvoir bleu, boire à plat
ventre, les museaux allongés dans le lac.
Un peu reposé, je me suis remis à monter...
J'avais franchi les deux premières zones, j'entrais dans
la troisième et j'apercevais à une certaine hauteur, à mi-
côte, sur un plan incliné recouvert de gazon, la maison
de bois qu'on appelle les bains froids. En cinq minutes j'y
étais parvenu.
La maison n'a rien de remarquable; elle est revêtue de
petites planchettes taillées en écailles qui imitent l'écorce
des sapins. Noté en passant que la nature donne des
écailles à tout ce qui doit lutter contre l'eau, aux sapins
dans la pluie comme aux poissons dans la vague. Quelques
anglaises étaient assises devant la maison.
Je me suis écarté de la route, et au milieu de quelques
grosses roches éboulées j'ai trouvé la petite source claire
et joyeuse qui a fait éclore là, à deux mille pieds au-dessus
du sol, d'abord une chapelle, puis une maison de santé.
C'est la marche ordinaire des choses dans ce pays que ses
grandes montagnes rendent religieux ; d'abord l'âme, en-
suite le corps. La source tombe d'une fente de rochers en
longs filandres de cristal, j'ai détaché de son clou rouillé
la vieille écuelle de fer des pèlerins, et j'ai bu de cette
BERNE. — LE RIGI. 27
eau excellente, puis je suis entré dans la chapelle qui
touche la source.
Un autel encombré d'un luxe cathoUque assez délabré,
une madone, force fleurs fanées, force vases dédorés, une
collection d'ex-voto où il y a de tout, des jambes de cire,
des mains de fer-blanc, des tableaux-enseignes figurant
des naufrages sur le lac, des effigies d'enfants accordés
ou sauvés, des carcans de galériens avec leurs chaînes
et jusqu'à des bandages herniaires; voilà l'intérieur de la
chapelle.
Rien ne me pressait; j'ai fait une promenade aux envi-
rons de la source, pendant que mon guide se reposait et
buvait quelque kirsch dans la maison.
Le soleil avait reparu. Un bruit vague de grelots m'atti-
rait. Je suis arrivé ainsi au bord d'un ravin très encaissé.
Quelques chèvres y broutaient sur l'escarpement, pendues
aux broussailles. J'y suis descendu, un peu à quatre pattes
comme elles.
Là tout était petit et charmant; le gazon était fin et
doux; de belles fleurs bleues à long corsage se mettaient
aux fenêtres à travers les ronces et semblaient admirer
une jolie araignée jaune et noire qui exécutait des vol-
tiges, comme un saltimbanque, sur un fil imperceptible
tendu d'une broussaille à l'autre.
Le ravin paraissait fermé comme une chambre. Après
avoir regardé l'araignée, comme faisaient les fleurs (ce
qui a paru la flatter, soit dit en passant, car elle a été ad-
mirable d'audace et d'agilité tant qu'elle m'a vu là), j'ai
avisé un couloir étroit à l'extrémité du ravin, et, ce cou-
loir franchi, la scène a brusquement changé.
J'étais sur une étroito esplanade de roche et de gazon
accrochée comme un balcon au mur démesuré du Rigi.
J'avais devant moi dans tout leur développement le Bur-
gen, le Buochserhorn et le Pilate ; sous moi. à une pro-
fondeur immense, le lac de Lucerne, morcelé par les
anses et les golfes, et où S9 miraient ces faces de géants
comme dans un miroir cassé. Au-dessus du Pilate, au fond
de l'horizon, resplendissaient vingt cimes de neige ; l'ombre
et la verdure recouvraient les muscles puissants des
collines, le soleil faisait saillir l'ostéologie colossale des
28 ALPES.
Alpes; les granits ridés se plissaient dans les lointains
comme des fronts soucieux; les rayons pleuvant des
nuées donnaient un aspect ravissant à ces belles vallées
que remplissent à de certaines heures les bruits effrayants
de la montagne ; deux ou trois barques microscopiques
couraient sur le lac, traînant après elles un grand sillage
ouvert comme une queue d'argent ; je voyais les toits des
villages avec leurs fumées qui montent et les rochers avec
leurs cascades pareilles à des famées qui tombent.
C'était un ensemble prodigieux de choses harmonieuses
et magnifiques pleines de la grandeur de Dieu. Je me suis
retourné, me demandant à quel être supérieur et choisi
la nature servait ce merveilleux festin de montagnes, de
nuages et de soleil, et cherchant un témoin sublime à ce
sublime paysage.
11 y avait un témoin en efïet, un seul; car du reste l'es-
planade était sauvage, abrupte et déserte. Je n'oublierai
cela de ma vie. Dans une anfractuosité de rocher, assis, les
jambes pendantes sur une grosse pierre, un idiot, un goi-
treux, à corps grêle et à face énorme, riait d'un rire stu-
pide, le visage en plein soleil, et regardait au hasard
devant lui. 0 abîme! les Alpes étaient le spectacle, le
spectateur était un crétin.
Je me suis perdu dans cette effrayante antithèse :
l'homme opposé à la nature; la nature dans son attitude
la plus superbe, l'homme dans sa posture la plus misé-
rable. Quel peut être le sens de ce mystérieux contraste?
A quoi bon cette ironie dans une solitude? Dois-je croire
que le paysage était destiné à lui crétin, et l'ironie à moi
passant?
Du reste, le goitreux n'a fait aucune attention à moi. Il
tenait à la main un gros morceau de pain noir dans lequel
il mordait de temps en temps. C'est un crétin qu'on nour-
rit à l'hospice des capucins situé de l'autre côté du Rigi.
Le pauvre idiot était venu là chercher le soleil de midi.
Un quart d'heure après, j'avais repris le sentier; et les
bains froids et la chapelle et le ravin et le goitreux avaient
disparu derrière moi dans une des ampoules que fait la
pente méridionale du Rigi.
Après avoir passé le péage, où l'on demande aux voya-
BERxNE. — LE RIGI. 29
geurs six batz (dix- huit sous) par cheval, je me suis assis
au bord du précipice, et de même que le crétin j'ai laissé
pendre mes pieds sur un donjon ruiné enfoui dans les
ronces à sept cents toises au-dessous de moi.
A quelques pas derrière moi riaient et jasaient, en se
roulant sur l'herbe, trois marmots anglais fort jolis et fort
empanaché?, jouant avec leur bonne en tablier blanc,
comme au Luxembourg, et me disant bonjour en français.
Le Rigi est fort sauvage en cet endroit, le voisinage du
sommet se fait sentir; quelques chalets groupés en village
s'enfoncent dans un haut ravin qui balafre le faîte du
mont, et, du côté de Kussnacht, dans l'abîme, je voyais
grimper en foule vers moi ces hauts sapins qui seront un
jour des mâts de navires et qui n'auront eu que deux des-
tinées, la montagne et l'océan.
Du point où j'étais, on aperçoit le sommet, il semble
tout près; on croit y atteindre en trois enjambées, il est
à une demi-lieue.
A deux heures, après une marche de quatre heures,
fort coupée de stations et de caprices dans le sens étymo-
logique du mot, j'étais sur le Rigi-Kulm.
Au sommet du Rigi, il n'y a que trois choses : une au-
berge, un observatoire fait de quelques planches élevées
sur quelques solives, et une croix. C'est tout ce qu'il faut ;
l'estomac, l'œil et l'âme ont un triple besoin ; il est satis-
fait.
L'auberge s'appelle Vhôtel du Rigi-Kulm et m'a paru
suffisante. La croix est suffisante aussi ; elle est de bois,
avec cette date : 1838.
Le sommet du Rigi est une large croupe de gazon.
Quand j'y suis arrivé, j'étais seul sur la montagne. J'ai
cueilli, au bord d'un précipice de quatre mille pieds, en
pensant à toi, chère amie, et à toi, ma Didine, cette jolie
petite fleur. Je vous l'envoie.
Le* Rigi a neuf fois la hauteur du clocher de Strasbourg;
le mont Blanc n'a que trois fois la hauteur du Rigi,
Sur des sommets comme le Rigi-Kulm, il faut regarder,
mais il ne faut plus peindre. Est-ce beau ou est-ce hor-
rible? Je ne sais vraiment. C'est horrible et c'est beau
tout à la fois. Ce ne sont plus des paysages, ce sont des
30 ALPES.
aspects monstrueux. L'horizon est invraisemblable , la
perspective est impossible ; c'est un chaos d'exagérations
absurdes et d'amoindrissements effrayants.
Des montagnes de huit cents pieds sont des verrues
misérables ; des forêts de sapins sont des touffes de
bruyères; le lac de Zug est une cuvette pleine d'eau ; la
vallée de Goldau, cette dévastation de six lieues carrées,
est une pelletée de boue ; le Bergfall, cette muraille de
sept cents pieds, le long de laquelle a glissé l'énorme
écroulement qui a englouti Goldau, est la rainure d'une
montagne russe ; les routes, où peuvent se croiser trois
diligences, sont des fils d'araignée ; les villes de Kussnacht
et d'Art avec leurs clochers enluminés sont des villages-
joujoux à mettre dans une boîte et à donner en étrennes
aux petits enfants; l'homme, le bœuf, le cheval, ne sont
même plus des pucerons, ils se sont évanouis.
A cette hauteur, la convexité du globe se mêle jusqu'à
un certain point à toutes les lignes et les dérange. Les
montagnes prennent des postures extraordinaires. La
pointe du Rothorn flotte sur le lac de Sarnen ; le lac de
Constance monte sur le sommet du Rossberg ; le paysage
est fou.
En présence de ce spectacle inexprimable, on comprend
les crétins dont pullulent la Suisse et la Savoie. Les Alpes
font beaucoup d'idiots. 11 n'est pas donné à toutes les
intelligences de faire ménage avec de telles merveilles et
de promener du matin au soir sans éblouissement et sans
stupeur un rayon visuel terrestre de cinquante lieues sur
une circonférence de trois cents.
Après une heure passée sur le Rigi-Kulm, on devient
statue, on prend racine à un point quelconque du sommet.
L'émotion est immense. C'est que la mémoire n'est pas
moins occupée que le regard, c'est que la pensée n'est pas
moins occupée que la mémoire. Ce n'est pas seulement
un segment du globe qu'on a sous les yeux, c'est aussi
un segment de l'histoire. Le touriste y vient chercher
un point de vue ; le penseur y trouve un livre immense
où chaque rocher est une lettre, où chaque lac est une
phrase, où chaque village est un accent, et d'où sortent
pêle-mêle comme une fumée deux mille ans de souvenirs.
BERNE. — LE RIGI. 31
Le géologue y peut scruter la formation d'une chaîne de
montagnes , le philosophe y peut étudier la formation
d'une de ces chaînes d'hommes, de races ou d'idées qu'on
appelle des nations; étude plus profonde encore peut-être
que l'autre.
Du point où j'étais, je voyais onze lacs (les habiles en
voient quatorze), et ces onze lacs, c'était toute l'histoire
de la Suisse. C'était Sarnen, qui a vu tomber Landerberg,
comme le lac de Lucerne a vu tomber Gessler ; Lungern,
où la beauté suisse habite parmi les peuplades du Hasli ;
Sempach, où Winckelried a embrassé les piques, où l'avoyer
de Gundoldingen s'est fait tuer sur la bannière de sa ville ;
Heideck, qui reflète un tronçon du château de Waldeck
arraché de sa roche en 1386 par les gens de Lucerne; Hall-
wyll, qu'ont désolé les guerres civiles de Berne et des
cantons catholiques et les deux déplorables batailles de
Wilmorgen; Egeri, rayonnant du souvenir de Morgarten
et dominé par les gigantesques figures de ses cinquante
paysans écrasant une armée à coups de pierres; Constance,
avec son concile, avec les deux sièges où s'asseyaient le
pape et l'empereur, avec son cap qu'on appelle encore
la Corne des romains, Cornu romanorum; avec son défilé
du Brégenz ensanglanté par la revanche des chevaliers de
la Souabe sur les chevaliers de l'Appenzell; Zurich, qui a
vu combattre Nicolas de Flac à la bataille de NVintherthur
et Ulpien Zwingle à la bataille de Cappel.
Sous mes pieds, dans l'abîme, c'était Loweiz, où s'est
écrasée Goldau ; Zug, qui a l'ombre de Pierre Colin et les
souvenirs de la bataille de Bellinzone, et sur les bords
duquel j'avais vu en passant, la veille, apparaître brusque-
ment entre deux arbres une pierre tumulaire déjà cachée
par les ronces, avec cette inscription : Karl-Maria Weber;
enfin, c'était cet admirable lac dont les rives sont faites
par les quatre cantons qui sont comme le cœur même de
la Suisse : par Schwjtz, le canton patriarcal; par Unter-
wald, le canton pastoral; par Lucerne, le canton féodal;
par Uri, le canton héroïque.
Au nord, à perte de vue, j'avais la Souabe à droite; à
gauche, la Forêt-Noire ; à l'ouest, le Jura jusqu'au Chas-
serai, et, avec une lunette, j'aurais peut-être distingué
32 ALPES.
Bienne, la Pittenissa d'Antonin, sa forêt de hêtres et de
chênes, son lac, sa source profonde qui tressaillit et se
troubla le jour du tremblement de terre de Lisbonne, son
île charmante d'où Jean-Jacques fut expulsé par Berne
en 1765.
Plus près, j'avais une ceinture immense de cantons :
Appenzell, où sont les Alpes calcaires et que deux reli-
gions divisent en deux peuples : le catholicisme fait des
bergers, le calvinisme fait des marchands ; — Saint-Gall,
qui a remplacé son abbé par un landamman et qui a servi
de théâtre à la bataille de Ragatz; — Thurgovie, qui a vu
la bataille de Diessenhofen et d'où partit Conradin, le der-
nier des Hohenstaufen, pour aller mourir à Naples, comme
est mort de nos jours le duc d'Enghien à Vincennes ; — les
Grisons, qui sont l'ancienne Rhétie, qui ont soixante val-
lées, cent quatrevingts châteaux, les trois sources du Rhin,
le mont Julien, avec les colonnes Juliennes, et cette belle
vallée d'Engiadina où la terre tremble et où l'eau résiste :
les lacs étaient encore gelés le !i mai 1799, jour où l'artil-
lerie française les traversa ; — Schaffhouse, qui a la chute
du Rhin, comme Bellegarde a la perte du Rhône, avec les
sombres souvenirs de Heinz, de Stern et de la défaite de
Paradies en 992 ; — Argovie, qui a vu tomber, en l/il5, la
forteresse autrichienne d'Aarburg et où les paysans votent
encore comme les vieux romains dans leurs comices, en
plein air, avec les bras levés et par bandes séparées ; —
Soleure, que les italiens appellent Solelta, qui a des pein-
tures de Dominique Corvi, et dont le régiment ne déparait
pas cette infanterie espagnole du dix-septième siècle de
laquelle a parlé Bossuet.
Le mont Pilate me cachait Neuchâtel et les champs de
bataille de Granson et de Morat ; mais les deux ombres de
Nicolas de Scharnachtal et de Charles le Téméraire se
levaient dans mon esprit plus haut que le mont Pilate
et complétaient cet horizon de grandes montagnes et de
grands événements.
J'avais encore sous les yeux Frutigen, d'où fut chassé
le bailli de Tellenburg ; — l'Entlebuch, où l'on cueille le
rosage des Alpes, où les paysans ont les jeux de la Grèce
et chantent tous les ans leur chronique scandaleuse et
I
BERNE. — LE RIGI. 33
secrète de Hirsmontag; — à l'est, Berne, qui a vu la pre-
mière bataille des suisses opprimés, Donnerbûes, en 1291;
— au nord, Bàle, qui a vu la dernière victoire des suisses
libres. Dornach, en 1Z|99.
De l'est au nord, je voyais courir toutes les Alpes cal-
caires depuis le Sentis jusqu'à la Yung-Frau; au midi sur-
gissaient pêle-mêle, d'une façon terrible, les grandes Alpes
granitiques.
J'étais seul, je rêvais, — qui n'eût rêvé? — et les quatre
géants de l'histoire européenne venaient d'eux-mêmes
devant l'œil de ma pensée se poser comme debout aux
quatre coins cardinaux de ce colossal paysage : Annibal
dans les Alpes allobroges, Charlemagne dans les Alpes lom-
bardes. César dans TEugadine, Napoléon dans le Saint-
Bernard.
Au-dessous de moi, dans la vallée, au fond du précipice,
j'avais Kussnacht et Guillaume Tell.
Il me semblait voir Rome, Carthage, l'Allemagne et la
France, représentées par leurs quatre plus hautes figures,
contempler la Suisse personnifiée dans son grand homme;
eux capitaines et despotes, lui pâtre et libérateur.
C'est une heure grave et pleine de méditations que celle
où l'on a sous les yeux la Suisse, ce nœud puissant
d'hommes forts et de hautes montagnes inextricable-
ment noué au milieu de l'Europe, qui a ébréché la cognée
de l'Autriche et rompu la formidable épée de Charles le
Téméraire. La Providence a fait les montagnes, Guillaume
Tell a fait les hommes.
Comment ai-je passé toute cette journée sur le sommet
du Rigi? je ne sais pas. J'ai erré, j'ai regardé, j'ai songé ;
je me suis couché à plat ventre au bord du précipice et
j'ai avancé la tête pour fouiller du regard dans l'abîme;
j'ai fait à vol d'oiseau la visite de Goldau ; j'ai jeté quel-
ques pierres dans le trou qu'ils appellent Kesshbodenloch,
mais je dois dire que je ne les ai pas vues ressortir par le
bas de la montagne ; jai acheté un château de bois sculpté
à un montagnard; je suis monté sur l'observatoire et de
là j'ai dessiné le Mythen, prodigieux cône de granit au
mmet duquel il y a une pierre rougeàtre qui fait que
Mythen semble avoir été raccommodé avec du ciment
34 ALPES.
romain comme le pyramidion de Luxor. Vu du Rigi, le
Mythen a la forme exacte des pyramides d'Egypte. Seule-
ment Chéops disparaîtra dans son ombre, comme la tente
du bédouin disparaît dans Tombre de Chéops, comme
Rhamsès disparaît dans l'ombre de Jéhovah.
Pendant que je dessinais, le Rigi-Kulm s'est peuplé. Les
premiers visiteurs ont gravi la montagne par le chemin
d'Art, qui est plus escarpé, mais qui a plus d'ombre que
le chemin de Wiggi?, où j'avais eu à lutter contre le soleil
et le sirocco.
C'étaient de jeunes étudiants allemands, le sac sur le
dos, la pipe de faïence peinte à la bouche, le bâton à la
main, qui sont venus s'asseoir à côté de moi avec leur air
à la fois penseur et naïf. Puis une jolie anglaise blonde est
montée sur l'observatoire. Elle arrivait de Lombardie et
était parvenue à Lucerne par le Saint-Golhard. Les étu-
diants, qui étaient descendus en Suisse par Zurich et par
Schwytz, parlaient de Rapperschwyhl, de Ilerrliberg et
d'Aflfholtern ; l'anglaise s'extasiait avec une petite voix
mélodieuse sur Giamaglio, Bucioletto, Rima et Rimella.
Tout cela c'est la Suisse. Les voyelles et les consonnes
se partagent la Suisse de même que les fleurs et les rochers.
Au nord, où est l'ombre, où est la bise, où est la glace, les
consonnes se cristallisent et se hérissent pêle-mêle dans
tous les noms des villes et des montagnes. Le rayon de
soleil fait éclore les voyelles; partout où il frappe, elles
germent et s'épanouissent en foule ; c'est ainsi qu'elles
couvrent tout le versant méridional des Alpes. Elles s'épar-
pillent gaiement sur toutes ces belles pentes dorées. Le
même sommet, le même rocher, ont dans leur côté sombre
des consonnes, dans leur côté éclairé des voyelles. La for-
mation des langues apparaît à nu dans les Alpes, grâce à
la position centrale de la chaîne. Il n'y a qu'une montagne,
le Saint-Gothard, entre Teiifelsbrùcke et Airolo.
Vers cinq heures et demie, les visiteurs ont surgi presque
à la fois de toutes parts, à pied, à cheval, à âne, à mulet,
en chaise à porteurs; des anglais enfouis sous des carricks,
des parisiennes en châles de velours, des malades qui pas-
sent l'été à la maison des bains froids ; un sénateur de
Zurich chassé parla pstite révolution d'il y a huit jours ; un
BERNE. — LE RIGI. 35
commis voyageur français disant qu'il avait visité Chillon
et la prison où est mort Bolivar, etc. A deux heures, j'étais
arrivé seul; à six heures, nous étions soixante.
Cette grosse foule, comparée à cette chétive auberge,
émut un des jeunes allemands, qui me dit solennellement
que nous allions tous mourir de faim.
En ce moment l'abîme devenait magnifique. Le soleil se
couchait derrière la crête dentelée du Pilate. Il n'éclairait
plus que les sommets extrêmes de toutes les montagnes,
et ses rayons horizontaux se posaient sur ces monstrueuses
pyramides comme des architraves d'or. Toutes les grandes
vallées des Alpes se remplissaient de brumes; c'était l'heure
où les aigles et les gypaètes reviennent à leurs nids.
Je m'étais avancé jusqu'au bord du précipice que
domine la croix et qui regarde Goldau. La foule était
restée sur l'observatoire, j'étais seul là, le dos tourné au
couchant. Je ne sais ce que voyaient les autres, mais mon
spectacle à moi était sublime.
L'immense cône de ténèbres que projette le Rigi, nette-
ment coupé par ses bords et sans pénombre visible à cause
de la distance, gravissait lentement, sapin à sapin, roche
à roche, le flanc escarpé du Rossberg. La montagne de
l'ombre dévorait la montagne du soleil. Ce vaste triangle
sombre, dont la base se perdait sous le Rigi, et dont la
pointe s'approchait de plus en plus à chaque instant de
la cime du Rossberg,. couvrait déjà Art, Goldau, dix val-
lée?, dix villages, la moitié du lac de Zug et tout le lac de
Lowerz. Des nuages de cuivre rouge y entraient et s'y
changeaient en étain. Au fond du gouffre. Art flottait dans
une lueur crépusculaire qu'étoilaient çà et là des fenêtres
allumées. Il y avait déjà de pauvres femmes filant à côté
de leur lampe. Art vit dans la nuit; le soleil s'y couche à
deux heures.
Ln moment après, le soleil avait disparu, le vent était
froid, les montagnes étaient grises, les visiteurs étaient
rentrés dans l'auberge. Pas un nuage dans le ciel. Le Rigi
était redevenu solitaire, avec un vaste ciel bleu au-dessus
de lui.
Je t'écrivais, chère amie, dans une de mes premières
lettres : « Ces vagues de granit qu'on appelle les Alpes. »
36 ALPES.
Je ne croyais pas dire si vrai. L'image qui m'était venue
à l'esprit m'est apparue dans toute sa réalité sur le som-
met du Rigi, après le soleil couché. Ces montagnes sont des
vagues, en effet, mais des vagues géantes. Elles ont toutes
les formes de la mer; il y a des houles vertes et sombres
qui sont les croupes couvertes de sapins, des lames blondes
et terreuses qui sont les pentes de granit dorées par les
lichens, et, sur les plus hautes ondulations, la neige se
déchire et tombe déchiquetée dans des ravins noirs, comme
fait l'écume. On croirait voir un océan monstrueux figé au
milieu d'une tempête par le souffle de .Téhovah.
Un rêve épouvantable, c'est la pensée de ce que devien-
draient l'horizon et l'esprit de l'homme si ces énormes
ondes se remettaient tout à coup en mouvement.
III
LES BATELEURS
La salle à manger du nouvel hôtel où je me suis logé
est au rez-de-chaussée. Selon mon habitude, j'avais installé
ma table près de la fenêtre, et, tout en faisant à un excel-
lent déjeuner les honneurs d'un excellent appétit, je regar-
dais dans la place.
Vous savez, j'appelle cela lire en mangeant. Tout spec-
tacle a un sens pour les rêveurs. Les yeux voient, l'esprit
creuse, commente et traduit. Une place publique est un
livre. On épelle les édifices, et l'on y trouve l'histoire ; on
déchiffre les passants, et l'on y trouve la vie.
Au bout de quelques instants, mon attention s'était fixée
sur un petit groupe d'aspect étrange, bivouaqué, pour
ainsi dire, à quelques pas de la croisée d'où je l'observais.
Ce groupe répandu à terre d'une façon assez pittoresque,
à l'ombre d'une grande bannière fort peu solidement plan-
tée dans le pavé, se composait de quatre personnages : un
homme, deux femmes et un animal. L'une des femmes dor-
mait, l'homme dormait, l'animal dormait.
Je ne pouvais rien distinguer de la femme endormie que
cachait une large coiffe rabattue sur son visage.
38 ALPES.
Le visage de Thomme tourné vers le pavé m'était égale-
ment caché; je ne voyais que ses mains noires, ses ongles
ravagés, sa grosse chevelure sale et hérissée, la semelle
trouée et feuilletée de ses bottes grises de poussière,
et l'un des orteils de son pied gauche à travers cette
semelle.
Il était bizarrement accoutré d'un pantalon de grosse
cavalerie et d'un habit à la française. Le pantalon, com-
posé de plus de cuir que de drap, paraissait assez neuf,
quoique souillé de cendre et de boue; l'habit tombait en
lambeaux. C était une souquenille, jadis fort galante et
fort coquette, en velours noir semé de paillettes d'or. Le
velours avait pris en vieillissant une teinte de fumée rou-
geâtre, les paillettes s'étaient presque toutes éteintes; ce
qui fait que l'habit avait l'air, comme dit Trivelin, d'une
illumination à trois heures du matin.
Tout en dormant, l'homme étreignait de la main droite
un très gros jonc à pomme d'argent ciselée, lequel s'était
probablement promené au boulevard de Gand, comme
l'habit à l'Œil-de-Bœuf. Deux époques de l'élégance fran-
çai-e se mêlaient aux guenilles de ce misérable. La canne,
restée riche et brillante à la poignée, était brûlée et noircie
à son extrémité inférieure; on sentait qu'elle avait plus
d'une fois attisé et remué des feux nocturnes. Vers le mi-
lieu, elle était aplatie et écrasée ; on eût dit qu'elle avait
servi à des pesées et qu'il lui était arrivé de soulever les
portes.
Un vieux chapeau rond, passé à l'état polyédrique, était
posé un peu sur le pavé, un peu sur la tête du dormeur.
Une assiette d'étain, jetée devant ses pieds, semblait
attendre les liards des passants.
Quant à l'animal, sans doute le gagne-pain visible de
ces gens, il disparaissait, à demi enfoui dans du sable,
sous les barreaux d'une espèce de cage où je l'apercevais
à peine. Cependant, tout en dormant, il faisait çà et là
quelques mouvements et j'en voyais assez pour recon-
naître quelque chose d'horrible, une de ces bêtes qui ne
sont pas faites pour être vues par l'homme et qui prou-
vent l'imagination de la nature, un de ces êtres qui sont
des cauchemars, un chardon vivant, un lézard épineux,
LES BATELEURS. 39
quelque chose d'effroyable et de pareil au Moloch horrklus
de la Nouvelle-Hollande.
Cinq ou six jolis enfants examinaient ce monstre et le
regardaient avec enthousiasme. Parmi eux j'admirais deux
charmants marmots français, lesquels appartenaient sans
doute à quelque famille parisienne arrêtée dans Tau-
berge.
La cage était posée sur une caisse carrée dans le pan-
neau extérieur de laquelle je ne sais quel hasard avait
incrusté un assez beau bas-relief en bois de chêne repré-
sentant saint François de Sales, la main posée sur une
tête de mort. Les petits enfants français regardaient ce
panneau. Au bout de quelques secondes d'examen, l'aîné
dit au plus jeune : Ah! c'est le bon Dieu avec sa
pomme.
L'autre femme, celle qui ne dormait pas, était assise sur
un vieux morceau de tapis à côté de l'homme. Je voudrais
bien pouvoir vous dire qu'elle était laide, car rien n'est
plus banal et plus littérairement usé que la beauté des
mendiants et des comédiennes en plein vent; mais je suis
à regret forcé d'avouer que celle-ci, quoique hàlée par le
soleil et tachée de son, comme disent les excellentes mé-
taphores populaires, était vraiment une charmante et
délicate créature.
Son front était intelligent; sa bouche, ornée de dents
admirables, était gracieuse et bonne; ses yeux, pas très
grands, étaient profonds et purs; de riches veines blondes
chatoyaient dans ses épais cheveux châtains, très coquet-
tement et surtout très proprement accommodés. Il y avait
de la race dans la souplesse de sa taille, dans la saillie de
ses hanches, dans la correspondance parfaite de son front,
de son nez et de son menton, dans la petitesse de ses
pieds et de ses mains, dans la transparence de ses ongles,
dans la finesse de ses chevilles, dans l'élévation de son
cju-de-pied. Toute sa personne, toute sa toilette était
propre et coquette comme sa coiffure; On sentait qu'elle
profitait probablement de tous les ruisseaux qu'elle ren-
contrait pour s'y laver d'abord, pour s'y mirer ensuite.
Sa ceinture, rehaussée de bijoux de toutes sortes,
racontait ses voyages. Elle portait des bas bleus à coins
40 ALPES.
ornés d'arabesques blanches, comme en portent les filles
de Souabe, un ample jupon de drap brun à mille plis
comme les montagnardes de la Forêt-Noire, et un étroit
gilet de soie comme les paysannes de la Bresse. Ce gilet,
d'une coupe naïve et quelque peu disgracieuse, était
presque caché et pour ainsi dire corrigé par une large
collerette de Flandre, sur laquelle étaient brodées plu-
sieurs rosaces de cathédrale émaillées et tricotées les
unes dans les autres. Ses bijoux, tous italiens, et proba-
blement achetés chacun dans le lieu spécial qui le pro-
duit, achevaient et complétaient l'histoire de ses pèleri-
nages. A ses pendants d'oreilles en filigrane, on devinait
qu'elle avait été à Gênes ; à son bracelet en or émaillé et
orné de miniatures, qu'elle avait passé à Venise; à son
bracelet de mosaïques, qu'elle était allée à Florence; à
son bracelet de camées, qu'elle avait traversé Rome ; à son
collier de corail et de coquillages, qu'elle avait vu
Naples.
En somme, c'était une ravissante et superbe fille. Des
joyaux d'idole et un air de déesse.
Il était évident que la parure de cette femme couverte
de bijoux était la grande affaire de cet homme couvert de
haillons.
Du reste, elle n'était pas ingrate. Elle paraissait l'ado-
rer, et cela me surprenait fort. Je savais bien que les
feibmes ont souvent du plaisir à sentir qu'elles font partie
d'une antithèse ; je n'ignorais pas que les plus belles, les
plus jeunes et les plus charmantes se prêtent volontiers,
par je ne sais quel sentiment inexplicable, à jouer leur
rôle dans cette figure de rhétorique vivante, idolâtrant
leur vieux mari à cause de sa vieillesse et leur amant
bossu à cause de sa bosse ; mais que la propreté, sous la
forme d'une femme, ait du goût pour la saleté, sous la
forme d'un homme, c'est ce que je n'aurais jamais cru.
Entre l'espèce humaine qui se lave et l'espèce humaine
qui ne se lave pas, il y a un abîme, et je ne pensais pas
qu'on pût jeter un pont sur cet abîme-là. Aujourd'hui,
rien en ce genre ne saurait plus me surprendre. J'ai vu,
sur cette place publique, une fille de seize ans, nette et
jolie comme un caillou mouillé, baiser de minute en mi-
LES BATELEURS. 41
nute, avec une sorte d'admiration passionnée, les che-
veux gras et les mains noires d'un affreux homme endormi
qui ne sentait même pas ces douces caresses ; je l'ai vue
épousseter avec ses doigts roses l'habit de saltimbanque
dont ses gracieuses chiquenaudes faisaient sortir de petites
nuées de poussière; je l'ai vue chasser les mouches qui
importunaient cet immonde dormeur, se pencher sur lui,
écouter le bruit de son haleine et contempler tendrement
ses bottes éculées; et maintenant je suis tout prêt à
applaudir l'écrivain quelconque qui voudra faire un
roman intime intitulé : Histoire mélancolique des amours
d'une colombe et d'un pourceau.
Décidément la nature contient toutes les combinaisons
et la femme contient tous les caprices. Tout est possible
à la femme comme à Dieu.
Tout en couvant du regard son compagnon gisant près
d'elle, elle remettait à neuf et lustrait avec un chiffon de
serge une espèce d'épinette de forme antique incrustée
de petites roues d'ivoire comme la vielle d'amour du
grand Girgiganto.
La bannière qui ombrageait le couple était bien la plus
inintelligible pancarte de charlatan que j'aie jamais ren-
contrée; ce qui d'ailleurs ne nuit pas au succès.
Figurez-vous une large toile peinte en bleu et, au mi-
lieu de cette toile écaillée par le soleil et sillonnée par les
pluie?, rien autre chose que cet hiéroglyphe peint en
noir :
Si le peu que je sais des récentes explications de feu
Champollion ne me trompe pas, cette phrase, parfaite-
ment égyptienne, signifie : Aujourd'hui comme toujours
pendant l'éternité. Mais quel sens ce saltimbanque y atta-
chait-il? C'est ce que je m'explique moins facilement, à
moins pourtant que ce ne soit uue déclaration passionnée
42 ALPES.
faite par le porc à la colombe, dans la langue mystérieuse
d'Horus, d'Épiphane et d'Amon-Ra.
Contempler une femme qui contemple un homme,
même quand la femme est fort jolie et quand l'homme est
fort vilain, c'est après tout un plaisir médiocre, et, une
fois ces diverses observations faites, je m'étais remis à
déjeuner, quand tout à coup un mot français articulé sous
ma fenêtre de la façon la plus nette et la plus aigre rap-
pela mon attention sur la place. Vous me dispenserez de
vous le redire. C'est un de ces mots qui sont une injure,
un de ces mots malaisés à prononcer à cause du peu de
décence des syllabes et dans l'intérieur desquels il y a
fort mauvaise compagnie.
Je levai les yeux.-
La femme qui dormait s'était réveillée. Elle était sur
son séant, sa coiffe rejetée en arrière laissant voir une
figure de vieille d'une laideur d'ogresse.
C'était elle qui venait de jeter à la jeune fille le mot
que j'avais entendu, et son regard plein de rage semblait
le lui adresser encore,
La fille ne répondit pas, sa jolie bouche prit une inef-
fable expression de dédain, et elle se courba sur l'homme
qu'elle baisa. La vieille, exaspérée à cette caresse, répéta
l'injure.
Je n'oublierai jamais avec quel coup d'oeil rayonnant et
superbe, sans dire un mot, la jeune fille lui répliqua.
De cette petite scène je tirai deux conclusions : la pre-
mière, c'est que la vieille s'était probablement réveillée
pendant que la jeune faisait quelque tendresse au bate-
leur endormi; la seconde, c'est que cet homme, ce pour-
ceau, était aimé de ces deux femmes.
Histoire, du reste, qui est un peu celle de tout le
monde. Hélas! qui ne s'est trouvé dans la vie pris entre
la jeune et la vieille, entre le présent et le passé, entre
aujourd'hui et hier, entre cette colombe et cette orfraie?
La tranquillité hautaine de la belle exaspéra l'autre.
Et alors, sans faire un geste, sans crier, de peur d'ameu-
ter la foule, parlant à demi-voix, mais d'une façon déter-
minée et terrible, elle lui dit pendant plus d'un quart
d'heure, toujours en français, tout ce que la maîtresse
LES BATELEURS. 43
dédaignée, cette triste esclave, peut dire à la sultane
favorite, cette reine joyeuse.
Elle lui raconta, avec cette abondance de la fureur qui
redit vingt fois les mêmes choses avec un accent diffé-,
rent, leur histoire à toutes deux, et l'histoire de l'homme,
et l'histoire de tous les hommes et de toutes les femmes,
assaisonnant le tout, je dois le dire, des injures les plus
dégradantes, les plus hideuses et les plus obscènes.
Cela arrive d'ailleurs à d'autres qu'à des baladines de
carrefour. Il y a, même parmi les classes qui se croient
élevées et polies, des gens qui plongent leur colère dans
le langage des halles, comme un charretier qui trempe
son fouet dans le ruisseau pour rendre le coup plus acéré.
Sous ce débordement de haine la jeune fille souffrait
visiblement. Elle était pâle, ses lèvres tremblaient; mais
elle ne répondait pas.
Seulement, elle avait posé sa main droite sur l'épaule
de rhomme profondément endormi, et elle le poussait
avec un mouvement régulier, lent, discret et doux pen-
dant que la vieille parlait. Rien n'était étrange comme
cette espèce de tocsin silencieux, à la fois plein de res-
pect, d'alarme, d'angoisse et d'amour.
Enfin la btlle réussit, l'homme se réveilla. Il se retourna
en bâillant et dit en espagnol : Que demonio de raido
haceis, viugeres?
Puis, se dressant et regardant la vieille : Calla te, vieja.
L'ancienne se tut.
Le saltimbanque alors se leva debout, appuyé sur sa
canne et écoutant d'un air de supériorité distraite la
jeune fille qui, sans répondre à sa question, lui adressait
je ne sais plus quelles paroles affectueuses et décou-
sues.
Pendant ce temps-là je le considérais à mon aise. Il
pouvait avoir quarante-cinq ans. Son visage était bruni
comme celui d'un matelot. A ses sourcils froncés presque
douloureusement, on voyait qu'il avait souvent marché en
plein midi, au grand soleil. C'était une de ces rudes et
énergiques faces de gueux, dont les traits prononcés et
profonds obligeaient Callot à employer pour ses eaux-
fortes le vernis dur des luthiers.
Cependant, tout examen fait, il n'y avait pas dans la
figure de cet homme autant de dégradation que dans son
costume. Quelque chose de puissant et de généreux y res-
pirait encore. Il appartenait évidemment, ainsi que les
deux femmes, à cette société souterraine qui mine la
société visible et légale et qui vit dans les sapes. Cepen-
dant, à tout prendre, je préférerais encore la physio-
nomie sauvage de ce titan révolté, de ce gladiateur
échappé, de ce voleur à profil de lion, vêtu d'un habit de
marquis et d'an pantalon de soldat, à la mine polie et
traître de ce pamphlétaire, déclamateur populaire ou
calomniateur public, écrivain-espion qui se chaufTe dans
l'ombre au feu doux d'une pension secrète.
Rien ne saurait rendre l'accent de tendresse dont la fille
parlait au bateleur. Elle parlait en français, il répondait
en espagnol. Ce dialogue mi-parti, auquel les passants
bernois ne comprenaient rien, ne semblait les gêner ni
l'un ni l'autre.
Du reste, il y avait dans les paroles de la belle baladine
quelque chose de bizarrement mélangé qui me rendait
son origine indéchiffrable. Sa voix, gracieuse et cares-
sante, était sourde et éraillée par moments (vous ne sau-
riez croire avec quelle peine j'écris ce détail qui révèle,
j'en ai peur, le rhum et l'eau-de-vie; mais que voulez-
vous? la vérité est inexorable, et je ne veux qu'être
vrai).
Son langage tantôt grossier, tantôt maniéré, était com-
posé de mots ramassés dans la rue et de mots cueillis dans
les salons. Figurez-vous une précieuse glissant parfois
jusqu'à la poissarde, l'hôtel de Rambouillet modifié par
l'échoppe, le corps de garde et la taverne.
Cela faisait le plus étrange style du monde, c'était à la
fois l'argot et le jargon. Elle disait un esbroiif comme les
bohémiennes de la foire Saint-Germain, et un farimara
comme les duchesses du petit Marly.
A l'égard de sa rivale, elle était parfaitement grande
dame. Elle ne lui faisait pas l'honneur de s'occuper d'elle,
et dans ce qu'elle disait à l'homme il n'y avait rien pour
la vieille, pas une plainte, pas un reproche.
Pourtant le personnage qui ne perd jamais rien, le
LES BATELEURS. 45
Niable, avait son compte là comme ailleurs. Il était clair
que la douce favorite avait la rage dans l'àme. De temps
en temps elle jetait à l'autre un regard de côté, et ce
regard qui venait d'un œil si charmant était presque féroce.
Voici, mon ami, une observation que j'ai faite et que je
vous permets d'appliquer à tous les lions et à toutes les
tourterelles du genre humain. Rien n'a l'air bon comme
un lion au repos, rien n'a l'air méchant comme une tour-
terelle en colère.
Je vous supplie de ne pas donner ici au mot lion le sens
ridicule qu'on lui a fait prendre à Paris depuis quelques
années, mode déplorable et sotte, comme la plupart des
modes anglaises, qui déforme un des plus beaux mots de
la langue et qui dégrade un des plus nobles êtres de la
création.
Cependant, sous le tais-toi! vieille, de l'homme, l'autre
était restée anéantie et stupide, immobile, son œil fixe
attaché au pavé, ne paraissant pas écouter, ne paraissant
pas même entendre.
Toutefois, à un certain moment, comme un garçon de
l'auberge passait devant la porte à quelques pas d'elle, elle
lui fit signe d'approcher. Détail auquel le couple amou-
reux et heureux ne fit pas la moindre attention.
Le garçon vint et se courba près de la bohémienne, qui
lui dit quelques mots à l'oreille.
Le garçon répondit par un signe d'intelligence et rentra
dans l'auberge.
La vieille se remit, d'un air de profonde indififérence, à
faire et à défaire du bout du doigt des plis à sa jupe,
laquelle, pour le dire en passant, était pareille à celle de
la favorite. Seulement la jeune fille avait une jupe neuve,
et la vieille femme avait une vieille jupe.
On entendait un cliquetis de vaisselle et d'argenterie
dans l'auberge.
L'homme fit signe à la jeune fille de se lever.
— Vanios. Afiora es menesler enlrar en la posada.
— Oui, répondit-elle, c'est le moment. C'est l'heure de
la table d'hôte.
Et elle se dressa légère comme un oiseau.
— Que cantaras?
46 ALPES.
— Cette chanson de la vallée de Luiz, tu sais?
— Muy bien.
Elle ramassa l'assiette d'étain. Il prit Tépinette dont il
passa la bandoulière à son cou, puis il se tourna à demi
vers l'autre :
— Vas a quedar aqiii, vieja!
Et ils entrèrent tous deux dans l'hôtellerie.
Le regard de la vieille était retombé sur le pavé et le
mien sur mon assiette; j'achevais paisiblement mon déjeu-
ner lorsqu'un chant s'éleva dans la salle voisine, longue
halle où dînait bruyamment la table d'hôte.
Ce chant doux, grave, légèrement enroué, soutenu par
une épinette plus enrouée encore, c'était probablement la
voix de la jeune fille.
Quoique la porte fût entr'ouverte, je n'entendais pas
les paroles, grâce au pantagruélique accompagnement de
cuillers et de fourchettes qui les couvrait.
Pour le dire en passant, je n'ai jamais vu sans une
sorte d'angoisse les pauvres chanteurs ambulants, ces
parias des tavernes et des cabarets, se glisser tremblants
et humiliés dans ces pandémoniums d'êtres voraces et for-
midables occupés à banqueter, et livrer leur chétif bary-
ton ou leur maigre contralto à la merci de l'effrayant
orchestre de verres, de couteaux, d'assiettes et de bou-
teilles qui a pour maestro ce gros diable ventru, aux yeux
ouverts, aux oreilles bouchées et aux dents effroyables
qu'on appelle l'appétit.
J'étais donc en proie à des réflexions assez mélanco-
liques, quand tout à coup le bruit joyeux de la table
d'hôte se transforma en un tumulte extraordinaire.
Le chant se tut, le choc des verres et des plats cessa
brusquement, et je ne sais quel affreux vacarme lui
succéda.
Figurez-vous mille cris, une rumeur de voix, de pas, de
coups donnés et reçus, des chaises renversées, des tables
secouées, des vaisselles brisées, une foule qui se rue, des
valets qui font rage, une maison sens dessus dessous, une
tempête; enfin ce que les milanais appellent si bien, dans
leur dialecte pittoresque, barataclar per ca.
Ce cri : E%n dieb/ ein dieb! dominait le tumulte.
LES BATELEURS. 47
Surpris, je me levai et je me dirigeai vers la salle d'où
venait le vacarme.
En ce moment-là, mes yeux, qui erraient machinale-
ment sur la place, s'arrêtèrent sur la vieille.
J'avoue que je n'allai pas plus loin.
Cette femme était transfigurée. Elle s'était levée, elle
était debout, elle écoutait avidement la rumeur, et elle
fixait sur l'auberge 'un œil éclatant, terrible, presque
beau, plein de colère, plein de haine et plein de joie.
Puis cette flamme qu'elle avait dans le regard s'éteignit
tout à coup. L'expression de son visage, peu transparent
comme celui de tous les vieillards, redevint morne et gla-
ciale.
Une foule sortant de la maison venait d'apparaître à la
porte de l'auberge. Je me penchai pour voir.
C'était un tas de gens de toute sorte, valets, servantes,
voyageurs leur serviette à fa main, jeunes garçons, vieilles
femmes, entourant, avec un tourbillon de gestes et de
cris, un homme et une femme qui se débattaient.
L'homme, c'était le saltimbanque; la femme, c'était la
belle fille.
L'homme, tenu au collet par sept ou huit poings vigou-
reux, repoussait cette foule, mais avec la mine la plus
calme, la plus hardie et la plus indiflérente. Il marchait,
mais en résistant.
Quant à la pauvre fille, pâle, décoififée, brutalement
maniée et fouillée par cinq ou six palefreniers, ses bijoux
arrachés, sa guipure déchirée, elle pleurait, elle parlait
d'une voix suppliante, et je dois dire qu'elle se défendait
avec tout le trouble de l'innocence.
A ce brouhaha étaient déjà mêlés des espèces de ser-
gents de ville en uniforme venus je ne sais d'où ; car c'est
le propre des gens de police de surgir brusquement de
dessous les pavés. Un voleur maladroit frappe la terre du
talon, un gendarme en sort.
Je remarquai que le garçon qui tenait le bras de la
jeune fille était le même auquel la vieille avait parlé bas.
Quant à la vieille, elle n^ bougeait pas. Elle regardait
silencieusement emmener ses deux compagnons. Elle était
devenue statue.
48 ALPES.
En passant devant elle, l'homme lui cria : Vête, muger !
Un moment après, tout ce groupe orageux, les deux
prisonniers, les valets d'auberge, les gens de police et les
passants, avaient disparu derrière Tangle de la maison,
— Où vont-ils? demandai-je à un garçon qui s'était
approché de moi.
Il me répondit :
— En prison.
Voici l'explication que me donna le même garçon.
Pendant que la belle fille chantait debout à l'extrémité
de la table d'hôte, les yeux levés au ciel, un domestique
de l'hôtel — le même, me dit le garçon, qui lui tenait le
bras en sortant — avait remarqué derrière elle, dans
l'ombre d'un buffet où les sommeliers posaient la des-
serte, une certaine quantité de poivre et de sel répandue
à terre. De temps en temps, l'homme qui accompagnait le
chant sur l'épinette s'adossait comme fatigué à ce buffet.
Le domestique parla à l'hôte de ce poivre et de ce sel. On
visita l'argenterie.
Une grosse salière d'argent avait disparu.
Là-dessus, le domestique s'était précipité sur la belle
chanteuse, en criant : — Fouillez cette femme I
Malgré sa résistance et celle de l'homme, on l'avait
fouillée, et, dans une poche cachée sous les larges plis de
sa jupe, on avait trouvé la salière.
De là ce tumulte, ces cris : ei7i dieb ! cette apparition
de la police, et cette prison pour dénouement.
Rirez-vous de moi, mon ami ? Cette aventure m'a serré
le cœur.
J'en savais seul le secret.
Pour tout le monde, pour les deux prisonniers eux-
mêmes, ce n'était qu'un vol puni ; pour moi, c'était un
drame. C'était pour l'amour que cette fille avait volé,
c'était par la jalousie qu'elle était punie. 11 était évident
pour moi que la vieille avait d'avance dénoncé sa rivale à
ce même valet d'auberge qui, quelques instants plus tard,
avait remarqué le sel jeté, avait fouillé la chanteuse et
l'avait menée en prison.
Sombre histoire, triviale en apparence, poétique au
fond; burlesque, si vous voulez, par la bassesse des per-
LES BATELEURS. 49
sonnages, tragique, à mon sens, par la grandeur des
passions.
Quoi qu'il en soit, malgré l'avis charitable de l'homme,
sa victime sans le savoir : vêle, muger ! la vieille était
demeurée là.
Elle ne triomphait plus, son œil vitreux était devenu
horrible et triste ; l'arrière-goùt de la vengeance est
mauvais.
Elle était encore à la même place, quand un petit
peloton de soldats, conduit par un homme de police et
grossi d'une nuée de gamins, parut et l'entoura subi-
tement. Les soldats saisirent la cage, déracinèrent la
bannière et intimèrent à la vieille l'ordre de marcher
dans leurs rangs.
Sa tête tomba sur sa poitrine et elle obéit sans proférer
une syllabe.
Cependant les gamins, joyeux et déchaînés autour d'elle,
l'assourdissaient de clameurs et de huées, et l'un d'eux,
le plus grand, lequel savait quelques injures en français,
la poursuivait avec cet inexplicable acharnement de l'en-
fance, qui est si douce quand elle est douce, et si cruelle
quand elle est cruelle.
L'égyptienne supporta d'abord cette avanie avec un air
de dédain ; mais tout à coup, sortant du milieu des sol-
dats stupéfaits et faisant trois pas à travers les enfants,
elle dit au plus grand avec sa voix d'orfraie, en étendant
le bras : — Voilà ta potence!
Elle resta dans cette attitude quelques instants.
Je n'avais pas encore remarqué la haute taille de cette
femme. Ainsi vêtue de noir, maigre, pâle, droite parmi
ces enfants et le bras étendu, c'était la figure même d'un
gibet vivant.
Les soldats la reprirent, les enfants redoublèrent leurs
rires et leurs cris, et, une minute après, elle avait dis-
paru, comme les deux autres, à l'angle de la maison.
^
IV
SUR LA ROUTE D 'AIX-LES-BAINS
24 septembre, 7 heures du matin.
Au loin sur les croupes âpres et vertes du Jura les
lits jaunes des torrents desséchés dessinaient de toutes
parts des Y.
Avez-vous remarqué combien l'y est une lettre pitto-
resque qui a des significations sans nombre? — L'arbre
est un Y; l'embranchement de deux routes est un Y; le
confluent de deux rivières est un Y ; une tête d'âne ou de
bœuf est un Y; un verre sur son pied est un Y; un lys
sur sa tige est un Y; un suppliant qui lève les bras au
ciel est un Y.
Au reste, cette observation peut s'étendre à tout ce qui
constitue élémentairement l'écriture humaine. Tout ce
qui est dans la langue démotique y a été versé par la
langue hiératique. L'hiéroglyphe est la raison nécessaire
du caractère. Toutes les lettres ont d'abord été des
signes et tous les signes ont d'abord été des images.
La société humaine, le monde, l'homme tout entier est
dans l'alphabet. La maçonnerie, l'astronomie, la philo-
sophie, toutes les sciences ont là leur point de départ,
imperceptible, mais réel ; et cela doit être. L'alphabet est -
une source.
SUR LA ROUTE DAIX-LES-B AINS. 51
A, c'est le toit, le pignon avec sa traverse, l'arche, arx:
ou c'est l'accolade de deux amis qui s'embrassent et qui
se serrent la main ; D, c'est le dos ; B, c'est le D sur le D,
le dos sur le dos, la bosse ; C, c'est le croissant, c'est la
lune; E, c'est le soubassement, le pied-droit, la console et
l'étrave, l'architrave, toute l'architecture à plafond dans
une seule lettre; F, c'est la potence, la fourche, furca;
G, c'est le cor; H, c'est la façade de l'édifice avec ses deux
tours ; I, c'est la machine de guerre lançant le projec-
tile ; J, c'est le soc et c'est la corne d'abondance; K, c'est
l'angle de réflexion égal à l'angle d'incidence, une des
clefs de la géométrie ; L, c'est la jambe et le pied ; M,
c'est la montagne ou c'est le camp, les tentes accouplées;
N, c'est la porte fermée avec sa barre diagonale ; O, c'est
le soleil ; P, c'est le portefaix debout avec sa charge sur
le dos ; Q, c'est la croupe avec la queue ; R, c'est le repos,
le portefaix appuyé sur son bâton ; S, c'est le serpent;
T, c'est le marteau ; U, c'est l'urne ; V, c'est le vaâe (de là
vient qu'on les confond souvent) ; je viens de dire ce que
c'est que l'Y; X, ce sont les épées croisées, c'est le
combat; qui sera le vainqueur? on l'ignore; aussi les
hermétiques ont-ils pris X pour le signe du destin, les
algébristes pour le signe de l'inconnu; Z, c'est l'éclair,
c'est Dieu.
Ainsi, d'abord la maison de l'homme et son architec-
ture, puis le corps de l'homme, et sa structure et ses dif-
formités; puis la justice, la musique, l'église; la guerre,
la moisson, la géométrie; la montagne; la vie nomade, la
vie cloîtrée; l'astronomie; le travail et le repos; le cheval
et le serpent; le marteau et l'urne, qu'on renverse et
qu'on accouple et dont on fait la cloche; les arbres, les
fleuves, les chemins , enfin le destin et Dieu, — voilà ce
que contient l'alphabet.
Il se pourrait aussi que, pour quelques-uns de ces
constructeurs mystérieux des langues qui bâtissent les
bases de la mémoire humaine et que la mémoire humaine
oublie, l'A, TE, l'F, l'H, l'I, le K, l'L, l'M, l'N, le T, le Y,
l'Y, rx et le Z ne fussent autre chose que les membrures
diverses de la charpente du temple.
Aix-les-Bains. — 24 septembre.
Je suis à Aix-les-Bains. Je descends en hâte vers le midi.
Il fait un tpmps affreux en Suisse. Plusieurs routes vers le
nord sont rompues.
J'ai passé à Lausanne avant-hier, mon Adèle, et j'ai bien
songé à toi. Nous n'avons qu'entrevu Lausanne, tu t'en
souviens, par un beau clair de lune, en 1825. L'église,
quoique belle, est au-dessous de l'idée qui m'en était
restée. Le soir, par un hasard étrange, précisément le
même clair de lune est revenu et j'ai revu l'église aussi
belle qu'en 1825. La lune est le cache-sottises des archi-
tectes. La cathédrale de Lausanne a un peu besoin de sa
lune.
Genève a beaucoup perdu et croit, hélas ! avoir beau-
coup gagné. La rue des Dômes a été démolie. La vieille
rangée de maisons vermoulues, qui faisait à la ville une
façade si pittoresque sur le lac, a disparu. Elle est rem-
placée par un quai blanc, orné d'une ribambelle de
grandes casernes blanches que ces bons genevois pren-
nent pour des palais. Genève, depuis quinze ans, a été
raclée, ratissée, nivelée, tordue et sarclée de telle sorte
n
GENÈVE. 53
qu'à l'exception de la butte Saint-Pierre et des ponts sur
le Rhône il n'y reste plus une vieille maison. — Main-
tenant Genève est une platitude entourée de bosses.
Mais ils auront beau faire, ils auront beau embellir leur
ville, comme ils ne pourront jamais gratter le Saiève,
recrépir le mont Blanc et badigeonner le Léman, je suis
tranquille.
Rien de plus maussade que ces petits Paris manques
qu'on rencontre maintenant dans les provinces en France
et hors de France. On s'attend à une vieille ville avec ses
tours, ses devantures sculptées, des rues historiques, des
clochers gothiques ou romans, et l'on trouve une fausse
rue de Rivoli, une fausse Madeleine qui ressemble à la
façade du théâtre Bobino, une fausse colonne Vendôme
qui a l'air d'une colonne-affiche.
Le provincial prétend faire admirer cela au parisien ; le
parisien hausse les épaules, le provincial se fâche. Voilà
comment je me suis déjà brouillé avec toute la Bretagne,
voilà comment je me brouillerai avec Genève.
Genève n'en est pas moins une ville admirablement
située où il y a beaucoup de jolies femmes, quelques
hautes intelligences et force marmots ravissants jouant
sous les arbres au bord du lac. Avec cela on peut lui par-
donner son petit gouvernement inepte, ridicule et tra-
cassier, sa chétive et grotesque inquisition de passe-ports,
ses boutiques de contrefaçons, ses quais neufs, son île de
Jean-Jacques chaussée d'un sabot de pierre, sa rue de
Rivoli, et son jaune et son blanc, et son plâtre et sa
craie.
Cependant encore un peu et Genève deviendrait une
ville ennuyeuse.
Hier, c'était une fètôi un ensuissement, comme ils
disent. On tirait des boîtes. Tout le monde parlait gene-
vois. J'avais perdu la clef de ma montre, il m'a été impos-
sible de trouver un horloger travaillant. Genève ne se
connaissait plus. On allait sur l'eau malgré' les seiches;
des gamins pollssonnaient dans les bergues et les prome-
neurs dégradaient les talus-gazonnag^s.
Je ris ; je ne riais pas pourtant. Je me promenais soli-
tairement dans cette ville où je m'étais promené avec toi
54 ALPES.
il y a quatorze ans. J'étais triste et plein de pensées
bonnes et tendres dont tu aurais peut-être été heureuse,
mon Adèle.
Depuis Bâle jusqu'au delà de Lausanne j'ai voyagé avec
une famille suisse excellente et charmante. Six personnes.
Le père est un vieillard distingué, lettré, aimable, plein
d'enseignements utiles, qui m'a rappelé ton père. La fille
aînée est une jeune veuve agréable (dans le genre de
M"" François): Elle a désiré voir Chillon, je lui ai offert
mon bras, elle a accepté ; le frère aîné, brave étudiant
enthousiaste, s'est mis de la partie et nous avons fait tous
les trois l'expédition du château. A Coppet la famille
suisse m'a quitté. Je la regrette fort.
Mais ce que je regrette, c'est toi, c'est vous tous, mes
bien-aimés ; avant un mois, je vous reverrai. Mon voyage
est un travail, sans quoi je l'abrégerais. J'ai bien besoin
de vous embrasser tous. Je vous aime tous.
Et, bien entendu, je n'excepte pas mon cher Vacquerie.
1843
PYRENEES
II
I
BORDEAUX
Bordeaux, 20 juillet.
Vous qui ne voyagez jamais autrement que par l'esprit,
allant de livre en livre, de pensée en pensée, et jamais de
pays en pays, vous qui passez tous vos étés à l'ombre des
mêmes arbres et tous vos hivers au coin de la même che-
minée, vous voulez, dès que je quitte Paris, que je vous
dise, moi vagabond, à vous solitaire, tout ce que j'ai fait
et tout ce que j'ai vu. Soit. J'obéis.
Ce que j'ai fait depuis avant-hier 18 juillet? Cent cinq
lieues en trente-six heures. Ce que j'ai vu? J'ai vu Étampes,
Orléans, Blois, Tours, Poitiers et Angoulême.
En voulez-vous davantage? Vous faut-il des descrip-
tions? Voulez-vous savoir ce que c'est que ces villes, sous
quels aspects elles me sont apparues, quel butin d'histoire,
d'art et de poésie j'y ai recueilli chemin faisant, tout ce
que j'ai vu enfin? Soit. J'obéis encore.
Étampes, c'est une grosse tour entrevue à droite dans
le crépuscule au-dessus des toits d'une longue rue et l'on
entend des postillons qui disent : — « Encore un malheur
au chemin de fer! deux diligences écrasées, les voyageurs
tués. La vapeur a enfoncé le convoi entre Étampes et
58 PYRÉNÉES.
Étrecliy. Au moins, nous autres, nous n'enfonçons pas. »
Orléans, c'est une chandelle sur une table ronde dans
une salle basse où une fille pâle vous sert un bouillon
maigre.
Blois, c'est un pont à gauche avec un obélisque pompa-
dour. Le voyageur soupçonne qu'il peut y avoir des mai-
sons à droite, peut-être une ville.
Tours, c'est encore un pont, une grande rue large, et
un cadran qui marque neuf heures du matin.
Poitiers, c'est une soupe grasse, un canard aux navets,
une matelote d'anguilles, un poulet rôti, une sole frite,
des haricots verts, une salade et des fraises.
Angoulême, c'est une lanterne éclairée au gaz avec une
muraille portant cette inscription : Café de la Marine,
et à gauche une autre muraille ornée d'une affiche bleue
sur laquelle on lit : La Rue de la Lune, vaudeville.
Voilà ce que c'est que la France quand on la voit en
malle-poste. Que sera-ce lorsqu'on la verra en chemin de
fer?
J'ai quelque idée de l'avoir déjà dit ailleurs, on a beau-
coup trop vanté la Loire et la Touraîne. Il est temps de
faire et de rendre justice. La Seine est beaucoup plus belle
que la Loire; la Normandie est un bien plus charmant
« jardin » que la Touraine.
Une eau jaune et large, des rives plates, des peupliers
partout, voilà la Loire. Le peuplier est le seul arbre qui
soit bête. Il masque tous les horizons de la Loire. Le long
de la rivière, dans les îles, au bord de la levée, au fond
des lointains, on ne voit que peupliers. Il y a pour mon
esprit je ne sais quel rapport intime, je ne sais quelle
ineffable ressemblance entre un paysage composé de peu-
pliers et une tragédie écrite en vers alexandrins. Le peu-
LA LOIRE. 59
plier est, comme l'alexandrin, une des formes classiques
de l'ennui.
Il pleuvait, j'avais passé une nuit sans sommeil, je ne
sais si cela m'a mis de mauvaise humeur, mais tout sur la
Loire m'a paru froid, triste, méthodique, monotone, com-
passé et solennel.
On rencontre de temps en temps des convois de cinq
ou six embarcations, qui remontent ou descendent le
fleuve. Chaque bateau n'a qu'un màt et une voile carrée.
Celui qui a la plus grande voile précède les autres et les
traîne. Le convoi est disposé de façon que les voiles vont
diminuant de grandeur d'un bateau à l'autre, du premier
au dernier, avec une sorte de décroissance symétrique
que n'interrompt aucune saillie, que ne dérange aucun
caprice. On se rappelle involontairement la caricature de
la famille anglaise, et l'on croirait voir voguer à pleines
voiles une gamme chromatique. Je n'ai vu cela que sur
la Loire; et je préfère, je l'avoué», les sloops et les chasse-
marée normands, de toutes formes et de toutes grandeurs
qui volent comme des oiseaux de proie, et qui mêlent
leurs voiles jaunes et rouges dans la bourrasque, la pluie
et le soleil, entre Quillebœuf et Tancarville.
Les espagnols appellent le Maozanarès le vicomte des
fleuves; je propose d'appeler la Loire la douairière des
rivières.
La Loire n'a pas, comme la Seine et le Rhin, une foule
de jolies villes et de beaux villages bâtis au bord même
du fleuve et mirant leurs pignons, leurs clochers et leurs
devantures dans l'eau. La Loire traverse une grande allu-
vion du déluge qu'on appelle la Sologne; elle en rapporte
des sables que son flot charrie et qui obstruent souvent
et encombrent son lit. De là, dans ces plaines basses, des
crues et des inondations fréquentes qui refoulent au loin
les villages. Sur la rive droite, ils s'abritent derrière la
levée. Mais là, ils sont à peu près perdus par le regard;
le passant ne les voit pas.
Pourtant la Loire a ses beautés. M""^ de Staël, exilée par
Napoléon à cinquante lieues de Paris, apprit qu'il y avait
sur les bords de la Loire, exactement à cinquante lieues
de Paris, un château appelé, je crois, Chaumont. Ce fut
60 P V 15 É N fi E S.
là qu'elle se rendit, ne voulant pas aggraver son exil d'un
quart de lieue. Je ne la plains pas. Chaumont est une noble
et seigneuriale demeure. Le château, qui doit être du
seizième siècle, est d'un beau style ; les tours ont de la
masse. Le village, au bas de la colline couverte d'arbres,
présente précisément un aspect peut-être unique sur la
Loire, l'aspect d'un village du Rhin, une longue façade
développée au bord de l'eau.
Amboise est une gaie et jolie ville, couronnée d'un ma-
gnifique édifice, à une demi-lieue de Tours, vis-à-vis de
ces trois précieuses arches de l'ancien pont, qui disparaî-
tront un de ces jours dans quelque embellissement muni-
cipal.
C'est une belle et grande chose que la ruine de l'abbaye
de Marmoutiers. Il y a particulièrement, à quelques pas
de la route, une construction du quinzième siècle la plus
originale que j'ai vue ; maison par sa dimension, forteresse
par ses mâchicoulis, hôtel de ville par son beffroi, église
par son portail-ogive. Cette construction résume et rend
pour ainsi dire visible à l'œil l'espèce d'autorité hybride
et complexe qui, dans les temps féodaux, s'attachait aux
abbayes en général, et en particulier à l'abbaye de Mar-
moutiers.
Mais ce que la Loire a de plus pittoresque et de plus
grandiose, c'est une immense muraille calcaire mêlée de
grès, de pierre meulière et d'argile à potier, qui borde et
encaisse sa rive droite, et qui se développe au regard, de
Blois à Tours, avec une variété et une gaieté inexprima-
bles, tantôt roche sauvage, tantôt jardin anglais, couverte
d'arbres et de fleurs, couronnée de ceps qui mûrissent et
de cheminées qui fument, trouée comme une éponge,
habitée comme une fourmilière.
Il y a là des cavernes profondes où se cachaient jadis
les faux monnayeurs qui contrefaisaient l'E de la monnaie
de Tours et inondaient la province de faux sous tournois.
Aujourd'hui les rudes embrasures de ces antres sont
fermées par de jolis châssis coquettement ajustés dans
la roche, et de temps en temps on aperçoit à travers la
vitre le gracieux profil d'une jeune fille bizarrement
coiffée, occupée à mettre en boîte l'anis, l'angélique et la
BORDEAUX. 61
coriandre. Les confiseurs ont remplacé les faux mon-
nayeurs.
Et, puisque j'en suis à ce que la Loire a de charmant, je
remercie le hasard de m'avoir naturellement amené à vous
parler de belles filles qui travaillent et qui chantent au
milieu de cette belle nature.
La terra molle, e lieta, e dilettosa,
Simili a se gli habitatori produce.
Au rebours delà Loire, on n'a pas assez vanté Bordeaux,
ou du moins on l'a mal vanté.
On loue Bordeaux comme on loue la rue de Rivoli : ré-
gularité, sj-métrie, grandes façades blanches et toutes
pareilles les unes aux autres, etc. ; ce qui pour l'homme
de sens veut dire architecture insipide, ville ennuyeuse à
voir. Or, pour Bordeaux, rien n'est moins exact.
Bordeaux est une ville curieuse, originale, peut-être
unique. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez
Bordeaux.
J'excepte pourtant du mélange — car il faut être juste
— les deux plus grandes beautés de Versailles et d'Anvers,
le château de l'une et la cathédrale de l'autre.
11 y a deux Bordeaux, le nouveau et l'ancien.
Tout dans le Bordeaux moderne respire la grandeur
comme à Versailles; tout dans le vieux Bordeaux raconte
l'histoire comme à Anvers.
Ces fontaines, ces colonnes rostrales, ces vastes allées
si bien plantées, cette place Royale qui est tout simple-
ment la moitié de la place Vendôme posée au bord de l'eau,
ce pont d'un demi-quart de lieue, ce quai superbe, ces
larges rues, ce théâtre énorme et monumental, voilà des
choses que n'eflface aucune des splendeurs de Versailles,
i
62 PYRÉNÉES.
et qui, dans Versailles même, entoureraient dignement le
grand château qui a logé le grand siècle.
Ces carrefours inextricables, ces labyrinthes de pas-
sages et de bâtisses, cette rue des Loups qui rappelle le
temps où les loups venaient dévorer les enfants dans l'in-
térieur de la ville, ces maisons forteresses jadis hantées
par les démons d'une façon si incommode qu'un arrêt du
Parlement déclara en 1596 qu'il suffisait qu'un logis fut
fréquenté par le diable pour que le bail en fût résilié de
plein droit, ces façades couleur amadou sculptées par le
fin ciseau de la renaissance, ces portails et ces escaliers
ornés de balustres et de piliers tors peints en bleu à la
mode flamande, cette charmante et délicate porte de Cail-
lau bâtie en mémoire de la bataille de Fornoue, cette
autre belle porte de l'hôtel de ville qui laisse voir son
beffroi si fièrement suspendu sous une arcade à jour, ces
tronçons informes du lugubre fort de Hâ, ces vieilles
églises, Saint-André avec ses deux flèches, Saint-Seurin
dont les chanoines gourmands vendirent la ville de Lan-
gon pour douze lamproies par an, Sainte-Croix qui a été
brûlée par les normande, Saint-Michel qui a été brûlé
par le tonnerre, tout cet amas de vieux porches, de vieux
pignons et de vieux toits, ces souvenirs qui sont des
monuments, ces édifices qui sont des dates, seraient
dignes, certes, de se mirer dans l'Escaut, comme ils se
mirent dans la Gironde, et de se grouper parmi les
masures flamandes les plus fantasques autour de la cathé-
drale d'Anvers.
Ajoutez à cela, mon ami, la magnifique Gironde encom-
brée de navires, un doux horizon de collines vertes, un
beau ciel, un chaud soleil, et vous aimerez Bordeaux,
même vous qui ne buvez que de l'eau et qui ne regardez
pas les jolies filles.
Elles sont charmantes ici avec leur madras orange ou
rouge comme celles de Marseille avec leurs bas jaunes.
C'est un instinct des femmes dans tous les pays d'ajou-
ter la coquetterie à la nature. La nature leur donne la
chevelure, cela ne leur suffit pas, elles y ajoutent la coif-
fure; la nature leur donne le cou blanc et souple, c'est
peu de chose, elles y attachent le collier ; la nature leur
BORDEALX. 63
donne le pied fin et souple, ce n'est point assez, elles le
rehaussent par la chaussure. Dieu les a faites belles, cela
ne leur suffit pas, elles se font jolies.
Et au fond de la coquetterie, il y a une pensée, un sen-
timent, si vous voulez, qui remonte jusqu'à notre mère
Eve. Permettez-moi un paradoxe, un blasphème qui, j'en
ai bien peur, contient une vérité : c'est Dieu qui fait la
femme belle, c'est le démon qui la fait jolie.
Qu'importe, ami! aimons la femme, même avec ce que
le diable y ajoute.
Car il me semble en vérité que je prêchais. Cela ne me
va guère. Revenons, s'il vous plaît, à Bordeaux.
La double physionomie de Bordeaux est curieuse ; c'est
le temps et le hasard qui l'ont faite ; il ne faut point que
les hommes la gâtent. Or on ne peut se dissimuler que la
manie des rues « bien percées », comme on dit, et des
constructions de « bon goût « gagne chaque jour du ter-
rain et va effaçant du sol la vieille cité historique. En
d'autres termes, le Bordeaux- Versailles tend à dévorer le
Bordeaux-Anvers.
Que les bordelais y prennent garde! Anvers, à tout
prendre, est plus intéressant pour l'art, l'histoire et le
passé que Versailles. Versailles ne représente qu'un homme
et un règne ; Anvers représente tout un peuple et plusieurs
siècles. Maintenez donc l'équilibre entre les deux cités,
mettez le holà entre Anvers et Versailles; embellissez la
ville nouvelle, conservez la ville ancienne. Vous avez eu
une histoire, vous avez été une nation, souvenez-vous-en,
soyez-en fiers!
Rien de plus funeste et de plus amoindrissant que les
grandes démolitions. Qui démolit sa maison, démolit sa
famille; qui démolit sa ville, démolit sa patrie; qui détruit
sa demeure, détruit son nom. C'est le vieil honneur qui
est dans ces vieilles pierres.
Toutes ces masures dédaignées sont des masures illus-
tres ; elles parlent, elles ont une voix ; elles attestent ce
que vos pères ont fait.
6i PYRÉNÉES.
L'amphithéâtre de Gallien dit : J'ai vu proclamer empe-
reur Tetricus, gouverneur des Gaules; j'ai vu naître Au-
sone, qui a été poëte et consul romain; j'ai vu saint Mar-
tin présider le premier concile, j'ai vu passer Abdérame,
j'ai vu piasser le Prince Noir. Sainte-Croix dit : J'ai vu
Louis le Jeune épouser Éléonore de Guyenne, Gaston de
Foix épouser Madeleine de France, Louis XIII épouser
Anne d'Autriche. Le Peyberland dit : J'ai vu Charles VII et
Catherine de Médicis. Le befïroi dit : C'est sous ma voûte
qu'ont siégé Michel Montaigne qui fut maire, et Montes-
quieu qui fut président. La vieille muraille dit : C'est par
ma brèche qu'est entré le connétable de Montmorency.
Est-ce que tout cela ne vaut pas une rue tirée au cor-
deau? Tout cela, c'est le passé; le passé, chose grande,
vénérable et féconde.
Je l'ai dit autre part, respectons les édifices et les livres;
là seulement le passé est vivant, partout ailleurs, il est
mort. Or le passé est une partie de nous-mêmes, la plus
essentielle peut-être. Tout le flot qui nous porte, toute la
sève qui nous vivifie nous vient du passé. Qu'est-ce qu'un
fleuve sans sa source? Qu'est-ce qu'un peuple sans son
passé ?
M. de Tourny, l'intendant de 17/i3, qui a commencé la
destruction du vieux Bordeaux et la construction du nou-
veau, a-t-il été utile ou funeste à la ville? C'est une ques-
tion que je n'examine pas. On lui a élevé une statue, il y
a la rue Tourny, le quai Tourny, le cours Tourny, c'est
fort bien. Mais, en admettant qu'il ait si grandement servi
la cité, est-ce une raison pour que Bordeaux se présente
au monde comme n'ayant jamais eu que M. de Tourny?
Quoi ! Auguste vous avait érigé le temple de Tutelle ;
vous l'avez jeté bas. Gallien vous avait édifié l'amphi-
théâtre; vous l'avez démantelé. Clovis vous avait donné
le palais de l'Ombrière; vous l'avez ruiné. Les rois d'An-
gleterre vous avaient construit une grande muraille du fossé
des Tanneurs au fossé des Salinières; vous l'avez arrachée
de terre. Charles VII vous avait bâti le Château-Trom-
pette; vous l'avez démoli. Vous déchirez l'une après l'autre
toutes les pages de votre vieux livre, pour ne garder que
la dernière ; vous chassez de votre ville et vous effacez de
BORDEAUX. 65
votre histoire Ctiarles VII, les rois d'Angleterre, les ducs
de Guyenne, Clovis, Gallien et Auguste, et vous dressez
une statue à M. de Tourny? C'est renverser quelque chose
de bien grand pour élever quelque chose de bien petit.
21 juillet.
Le pont de Bordeaux est la coquetterie de la ville. II y
a toujours sur le pont quatre hommes occupés à rejointoj'er
le pavé et à fourbir le trottoir. En revanche, les églises
sont fort tristement délabrées.
Pourtant n'est-il pas vrai que tout, dans une église,
mérite religion, jusqu'aux pierres? C'est ce qu'oublient
volontiers les prêtres, qui sont les premiers démolisseurs.
Les deux principales églises de Bordeaux, Saint-André
et Saint-Michel, ont au lieu de clochers des campaniles
isolés de l'édifice principal comme à Venise et à Pise.
Le campanile de Saint-André, qui est la cathédrale, est
une assez belle tour dont la forme rappelle la tour de
Beurre de Rouen et qu'on nomme le Peyberland, du nom
de l'archevêque Pierre Berland, lequel vivait en li30. La
cathédrale a en outré les deux flèches hardies et percées
à jour dont je vous ai déjà parlé. L'église, commencée au
onzième siècle, comme l'attestent les piliers romans de la
nef, a été laissée là pendant trois siècles, pour être reprise
sous Charles VII et terminée sous Charles VIII. La ravis-
sante époque de Louis XII y a mis la dernière main et a
construit, à l'extrémité opposée à l'abside, un porche
exquis qui supporte les orgues. Les deux grands bas-reliefs
appliqués à la muraille sous ce porche sont deux tableaux
de pierre du plus beau style, et on pourrait presque dire,
tant le modelé en est puissant, de la plus magnifique cou-
leur. Dans le tableau à gauche, l'aigle et le liou adorent
5
66 PYRÉNÉES.
le Christ avec un regard profond et intelligent, comme il
convient que les génies adorent Dieu. Le portail, quoique
simplement latéral, est d'une grande beauté.
Mais j'ai hâte de vous parler d'un vieux cloître en ruine
qui accoste la cathédrale au midi et où je suis entré par
hasard.
Rien n'est plus triste et plus charmant, plus imposant
et plus abject. Figurez-vous cela. De sombres galeries per-
cées d'ogives à fenestrage flamboyant ; un treillis de bois
sur ces ogives ; le cloître transformé en hangar, toutes les
dalles dépavées, la poussière et les toiles d'araignées par-
tout ; des latrines dans une cour voisine, des lampadaires
de cuivre rouillé, des croix noires, des sabliers d'argent,
toute la défroque des corbillards et des croque-morts dans
les coins obscurs ; et, sous ces faux cénotaphes de bois et
de toile peinte, de vrais tombeaux qu'on entrevoit avec
leurs sévères statues trop bien couchées pour qu'elles
puissent se relever, et trop bien endormies pour qu'elles
puissent se réveiller. I»j'est-ce pas scandaleux ? Ne faut-il
pas accuser le prêtre de la dégradation de l'église et de la
profanation des tombeaux? Quant à moi, si j'avais à tracer
aux prêtres leur devoir, je le ferais en deux mots : Pilié
pour les vivants, pitié pour les morts !
Au milieu, entre les quatre galeries du cloître, les débris
et les décombres obstruent un petit coin, jadis cimetière,
où les hautes herbes, le jasmin sauvage, les ronces et les
broussailles croissent, et se mêlent, on pourrait presque
dire, avec une joie inexprimable. C'est la végétation qui
saisit l'édifice, c'est l'œuvre de Dieu qui l'emporte sur
l'œuvre de l'homme.
Pourtant cette joie n'a rien de méchant ni d'amer. C'est
l'innocente et royale gaieté de la nature. Rien de plus. Au
milieu des ruines et des herbes, mille fleurs s'épanouis-
sent. Douces et charmantes fleurs! Je sentais leurs parfums
venir jusqu'à moi, je voyais s'agiter leurs jolies têtes blan-
ches, jaunes et bleues, et il me semblait qu'elles s'effor-
çaient toutes à qui mieux mieux de consoler les pauvres
pierres abandonnées.
D'ailleurs, c'est la destinée. Les moines s'en vont avant
les prêtres et les cloîtres s'écroulent avant les églises.
BORDEAUX.
67
De Saint-André, je suis allé à Saint-iMiciiel... — Mais on
m'appelle, la voiture de Bayonne va partir, je vous dirai
la prochaine fois ce qui m'est arrivé dans celte visite à
Saint-Michel.
II
DE BORDEAUX A BAYÔNNE
Bayonne, 23 juillet.
Il faut être un voyageur endurci et coriace pour se
trouver à l'aise sur l'impériale de la diligence Dotézac,
laquelle va 'de Bordeaux à Bayonne. Je n'avais, de ma vie,
rencontré une banquette rembourrée avec cette férocité.
Ce divan pourra du reste rendre service à la littérature
et fournir une métaphore nouvelle à ceux qui en ont
besoin. On renoncera aux antiques comparaisons clas-
siques qui exprimaient, depuis trois mille ans, la durée
d'un objet; on laissera reposer l'acier, le bronze, le cœur
des tyrans. Au lieu de dire :
Le Caucase en courroux,
Cruel, t'a fait le cœur plus dur que les cailloux !
les poètes diront : Plus dur que la banquette de la dili-
gence Dotézac.
On n'escalade pourtant pas cette position élevée et rude
sans quelque difTicuIté. Il faut d'abord payer quatorze
francs, cela va sans dire; et puis il faut donner son nom
au conducteur. J'ai donc donné mon nom.
Quand on m'interroge touchant mon nom dans les
DE BORDEAUX A RAYONNE. 69
bureaux de diligence, j'en ôte volontiers la première syl-
labe, et je réponds M. Go, laissant l'orthographe à la fan-
taisie du questionneur. Lorsqu'on me demande comment
la chose s'écrit, je réponds : Je ne sais pas. Cela contente
en général l'écrivain du registre, il saisit la syllabe que je
lui livre, et il brode ce simple thème avec plus ou moins
d'imagination, selon qu'il est ou n'est pas homme de goût.
Cette façon de faire m'a valu, dans mes diverses prome-
nades, la satisfaction de voir mon nom écrit des manières
variées que voici :
M. Go. — M. Got. — M. Gaut. — M. Gault. — M. Gaud.
— M. Gauld. — M. Gaulx. — M. Gaux. — M. Gau.
Aucun de ces rédacteurs n'a encore eu l'idée d'écrire
M. Golh. Je n'ai, jusqu'à présent, constaté cette nuance
que dans les satires de M. Viennet et dans les feuilletons
du Conslilutionnel.
L'écrivain du bureau Dotézac a d'abord écrit M. Gau,
puis- il a hésité un instant, a regardé le mot qu'il venait
de tracer, et, le trouvant sans doute un peu nu, y a ajouté
un X. C'est donc sous le nom de Gaux que je suis monté
sur la redoutable sellette où M.M. Dotézac frères promè-
nent leurs patients pendant cinquante-cinq lieues.
J'ai déjà observé que les bossus aiment l'impériale des
voitures. Je ne veux pas approfondir les harmonies; mais
le fait est que sur l'impériale de la diligence de Meaux
j'en avais rencontré un, et que sur l'impériale de la dili-
gence de Rayonne j'en ai rencontré deux. Ils voyageaient
ensemble, et, ce qui rendait l'accouplement curieux, c'est
que l'un était bossu par derrière et l'autre par devant. Le
premier paraissait exercer je ne sais quel ascendant sur
le second, qui avait son gilet entr'ouvert et débraillé, et
au moment où j'arrivai, il lui dit avec autorité : Mon cher,
boutonnez votre difformité.
Le conducteur de la voiture regardait les deux bossus
d'un air humilié. Ce brave homme ressemblait parfaite-
ment à M. de Rambuteau. En le contemplant, je me disais
qu'il suffirait peut-être de le raser pour en faire un préfet
de la Seine, et qu'il suflBrait aussi que M. de Rambuteau
ne se rasât plus pour faire un excellent conducteur de
diligences.
70 PYRÉNÉES.
L'assimilation, comme on dit aujourd'liui dans la langue
politique, n'a du reste rien de fâcheux, ni de blessant. Une
diligence, c'est bien plus qu'une préfecture; c'est l'image
parfaite d'une nation avec sa constitution et son gouver-
nement. La diligence a trois compartiments comme l'état.
L'aristocratie est dans le coupé ; la bourgeoisie est dans
l'intérieur; le peuple est dans la rotonde. Sur l'impériale,
au-dessus de tous, sont les rêveurs, les artistes, les gens
déclassés. La loi, c'est le conducteur, qu'on traite volon-
tiers de tyran ; le ministère, c'est le postillon qu'on change
à chaque relais. Quand la voiture est trop chargée de
bagages, c'est-à-dire quand la société met les intérêts
matériels par-dessus tout, elle court risque de verser.
Puisque nous sommes en train de rajeunir les méta-
phores antiques, je conseille aux dignes lettrés qui em-
bourbent si souvent dans leur style le char de l'élal de
dire désormais la diligence de l'élat. Ce sera moins noble,
mais plus exact.
Du reste, la route était fort belle et l'on allait grand
train. Cela tient à une lutte qu'il y a en ce moment entre
la diligence Dotézac et cette autre voiture que les postil-
lons Dotézac appellent dédaigneusement la concurrence,
sans la désigner autrement. Cette voiture m'a paru bonne;
elle est neuve, coquette et jolie. De temps en temps elle
nous passait, et alors elle trottait une heure ou deux
devant nous à vingt pas, jusqu'à ce que nous lui rendis-
sions la pareille. C'était fort désagréable. Dans les anciens
combats classiques, on faisait « mordre la poussière » à
son ennemi; dans ceux-ci, on se contente de la lui faire
avaler.
Les Landes, de Bazas à Mont-de-Marsan, ne sont autre
chose qu'une interminable forêt de pins, semée çà et là
de grands chênes, et coupée d'immenses clairières que
couvrent à perte de vue les landes vertes, les genêts jaunes
et les bruyères violettes. La présence de l'homme se révèle
dans les parties les plus désertes de cette forêt par de lon-
gues lanières d'écorce enlevées au tronc des pins pour
l'écoulement de la résine.
Point de villages, mais d'intervalle en intervalle deux
ou trois maisons à grands toits, couvertes de tuiles
DE BORDEAUX A BAYONXE. 71
creuses à la mode d'Espagne et abritées sous des bou-
quets de chênes et de châtaigniers. Parfois le paysage
devient plus âpre, les pins se perdent à l'horizon, tout
est bruyère ou sable; quelques chaumières basses,
enfouies sous une sorte de fourrure de fougères sèches
appliquées au mur, apparaissent çà et là, puis on ne les
voit plus, et l'on ne rencontre plus rien au bord de la
route que la hutte de terre d'un cantonnier et, par
instants, un large cercle de gazon brûlé et de cendre
noire indiquant la place d'un feu nocturne.
Toutes sortes de troupeaux paissent dans les bruyères,
troupeaux d'oies et de porcs conduits par des enfants,
troupeaux de moutons noirs ou roux conduits par des
femmes, troupeaux de bœufs à grandes cornes conduits
par des hommes à cheval. Tel troupeau, tel berger.
Sans m'en apercevoir et croyant ne peindre qu'un
désert, je viens d'écrire une maxime d'état.
Et à ce propos croiriez-vous qu'au moment où je tra-
versais les Landes tout y parlait politique ? Cela ne va
guère à un pareil paysage, n'est-ce pas? Un souffle de
révolution semblait agiter ces vieux pins.
C'était l'instant précis où Espartero s'écroulait en
Espagne. On ne savait encore rien et l'on pressentait
tout. Les postillons, en montant sur leur siège, disaient
au conducteur : — Il est à Cadix. — Aon, il est embar-
qué. — Oui, pour V Angleterre. — Non, pour la France.
— Il ne veut ni de la France ni de VAngleteiTe. H va
dans une colonie espagnole. — Bah !
Les deux bossus mêlaient leur politique à la politique du
postillon et le bossu par devant disait avec grâce : Espar-
tero a pris Lafuite et Caillard.
A mesure que nous approchions de Mont-de-Marsan, les
routes se couvraient d'espagnols, à pied, à cheval, en voi-
ture, voyageant par bandes ou isolément. Sur une char-
rette chargée d'hommes en guenilles, j'ai vu une jeune
paysanne, vêtue d'une mode gracieuse, et qui avait sur
sa jolie tête grave et douce le chapeau le plus exquis
qu'on put voir ; quelque chose de noir bordé de quelque
chose de rouge ; c'était charmant. Qu'est-ce que c'est
donc qu'une politique qui a des coups de vent capables de
72 PYRÉNÉES.
chasser de son pays une pauvre jolie fille si bien coiffée?
Pendant que de nouveaux réfugiés arrivent, les anciens
réfugiés s'en vont. Dans deux berlines de poste qui galo-
paient en sens inverse et qui avaient dû se croiser, j'ai
rencontré M""^ la duchesse de Gor qui s'en allait vers
Madrid et M"''' la duchesse de San Fernando qui s'en allait
vers Paris. Deux diligences pleines d'espagnols se sont
croisées à moitié chemin entre Captieux et les Traverses
et, suivant une habitude des postillons en pareil cas, ont
échangé leurs attelages. Les mêmes chevaux qui venaient
de ramener vers la patrie les proscrits d'hier ont rem-
mené vers l'exil les proscrits d'aujourd'hui.
Du reste, quelle que fût la nouvelle révolution qui s'ac-
complissait si près de nous, elle ne troublait qu'à la sur-
face cette nature sévère et tranquille. Ce vent, qui déplace
les puissances et qui remue les trônes, ne faisait pas tom-
ber plus vite de l'arbre la pomme de pin qui tremble au
bord de la branche. Les chariots attelés de bœufs pas-
saient avec leur gravité antique à travers ces chaises de
poste en fuite et ces diligences effarées.
Rien de plus étrange, pour le dire en passant, que ces
attelages de bœufs. Le chariot est en bois, à quatre roues
égales, ce qui indique qu'il ne tourne jamais sur lui-même
et va toujours droit devant lui. Les bœufs sont entière-
ment couverts d'une toile blanche qui traîne à terre ; ils
ont, entre les cornes, une sorte de perruque faite d'une
peau de mouton, et sur le mufle un filet blanc à franges
qui parodie à merveille une barbe. Quelques branches
de chêne roulées autour de leur tête complètent l'accou-
trement. Les bœufs, ainsi accommodés, ont un faux air
de grands prêtres de tragédie ; ils ressemblent , à s'y
méprendre, aux comparses du Théâtre-Français déguisés
en flamines et en druides.
A Bazas, comme nous avions mis pied à terre, un de ces
bœufs passa auprès de moi d'une allure si majestueuse et
si pontificale que je fus tenté de lui dire :
Les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense.
Je crois même le lui avoir dit. Je dois ajouter, pour être
exact, qu'il ne m'a mugi aucune réplique.
DE DORDEAl X A RAYONNE. 73
Au delà de Roquefort, les landes sont égaj'ées par des
tuileries qu'on rencontre de temps à autre; les unes aban-
données et fort anciennes, remontant jusqu'à Louis XIII,
ce qu'atteste le maître claveau de leurs archivoltes ; les
autres en plein travail et en plein rapport, et fumant de
toutes parts comme un fagot de bois vert sur un grand feu.
11 y a trente ans, étant tout enfant, j'ai voyagé dans ce
pays. Je me rappelle que les voitures marchaient au pas,
les roues ayant du sable jusqu'au moyeu. Il n'y avait pas
de voie tracée. De temps en temps on trouvait un bout
de chemin formé de troncs de pins juxtaposés et noués
ensemble comme le tablier des ponts rustiques. Aujour-
d'hui les sables sont traversés, de Bordeaux à Bayonne,
par une large chaussée, bordée de peupliers, qui a presque
la beauté d'un empierrement romain.
Dans un temps donné cette chaussée, effort d'industrie
et de persévérance, descendra au niveau des sables, puis
disparaîtra. Le sol tend à s'enfoncer sous elle et à l'en-
gloutir, comme il a englouti la voie militaire faite par
Brutus qui allait du cap Breton, Caput Druti, à Boïos.
aujourd'hui Buch, et l'autre voie, ouvrage de César, qui
traversait Gamarde , Saint -Géours et Saint-Michel de
Jouarare.
Je note en passant que ces deux mots, Jovis ara, ara
Jovis, ont engendré bien des noms de villes, lesquels, bien
qu'ayant la même origine, ne se ressemblent guère aujour-
d'hui, depuis Jouarre en Champagne et Jouarare dans les
Landes jusqu'à Aranjuez en Espagne.
De Roquefort à Tartas, les pins font place à une foule
d'autres arbres. Une végétation variée et puissante s'em-
pare des plaines et des collines, et la route court à tra-
vers un jardin ravissant. On passe à chaque instant, sur
de vieux ponts à arches ogives, de charmantes rivières.
D'abord la Douze, puis le Midou, puis la Midouze, formée,
comme le nom lïndique, de la Douze et du Midou, puis
l'Adour. La syllabe dour ou dou, qui se retrouve dans tous
ces noms, vient évidemment du mot celte our qui signifie
cours d'eau.
Toutes ces rivières sont profondément encaissées, lim-
pides, vertes, gaies. Les jeunes filles battent le linge au
74 PYRÉNÉES.
bord de l'eau ; les chardonnerets chantent dans les buis-
sons; une vie heureuse respire dans cette douce nature.
Cependant, par moments, entre deux branches d'arbre
que le vent écarte joyeusement, on aperçoit au loin à
l'horizon les bruyères et les pinadas voilées par les rou-
geurs du couchant, et l'on se souvient qu'on est dans les
Landes. On songe qu'au delà de ce riant jardin, semé de
toutes ces jolies villes, Roquefort, Mont-de-Marsan, Tartas,
coupé de toutes ces fraîches rivières, l'Adour, la Douze,
le Midou, à quelques lieues de marche, est la forêt, puis
au delà de la forêt la bruyère, la lande, le désert, sombre
solitude où la cigale chante, où l'oiseau se tait, où toute
habitation humaine disparaît, et que traversent silencieu-
sement, à de longs intervalles, des caravanes de grands
bœufs vêtus de linceuls blancs; on se dit qu'au delà de
ces solitudes de sable sont les étangs, solitudes d'eau, San-
guinet, Parentis, Mimizan, Léon, Biscarosse, avec leur
fauve population de loups, de putois, de sangliers et
d'écureuils, avec leur végétation inextricable, surier,
laurier franc, robinier, cyste à feuilles de sauge, houx
énormes, aubépines gigantesques, ajoncs de vingt pieds
de-haut, avec leurs forêts vierges où l'on ne peut s'aven-
turer sans une hache et une boussole; on se représente
au milieu de ces bois immenses le grand Cassou, ce chêne
mystérieux dont le branchage hideux versait sur toute la
contrée les superstitions et les terreurs. On pense qu'au
delà des étangs il y a les dunes, montagnes de sable qui
marchent, qui chassent les étangs devant elles, qui englou-
tissent les pinadas, les villages et les clochers, et dont les
ouragans changent la forme ; et l'on se dit qu'au delà des
dunes il y a l'océan. Les dunes dévorent les étangs, l'océan
dévore les dunes.
Ainsi les landes, les étangs, les dunes, la mer, voilà les
quatre zones que la pensée traverse. On se les figure l'une
après l'autre, toutes plus farouches les unes que les
autres. On voit les vautours voler au-dessus des landes,
les grues au-dessus des lagunes, et les goélands au-dessus
de la mer. On regarde ramper sur les dunes les tortues
et les serpents. Le spectre d'une nature morne vous
apparaît. La rêverie emplit l'esprit. Des paysages inconnus
DE BORDEAUX A BAYONNE. 75
et fantastiques tremblent et miroitent devant vos yeux.
Des hommes appuyés sur un long bâton et montés sur des
échasses passent dans les brumes de l'horizon sur la crête
des collines comme de grandes araignées. On croit voir
se dresser dans les ondulations des dunes les pyramides
énigmatiques de Mimizan, et l'on prête l'oreille comme si
l'on entendait le chant sauvage et doux des paysannes de
Parentis, et l'on regarde au loin comme si l'on voyait
marcher pieds nus dans les vagues les belles filles de Bis-
carosse coiflFées d'immortelles de mer.
Car la pensée a ses mirages. Les voj-ages que la dili-
gence Dotézac ne fait pas, l'imagination les fait.
Cependant on atteint Tartas, l'ancien chef-lieu des
Tarusates, qui est une jolie ville sur la Midouze. C'était
au moyen âge une des quatre sénéchaussées du duché
d'x\lbret. Les trois autres étaient Nérac, Castel-Moron et
Castel-Jaloux. En passant j'ai salué, à gauche de la route,
un pan encore debout de la vénérable muraille qui résista,
en IMO, au redoutable captai de Buch et donna à Charles VJI
le temps d'arriver. Les gens de Tartas font des auberges
et des guinguettes avec ce mur qui leur a fait une patrie.
Comme nous sortions de Tartas, un lièvre énorme sortit
d'un taillis voisin et traversa la chaussée, puis s'arrêta à
une portée de pistolet dans une prairie et regarda hardi-
ment la diligence. Cette bravoure des lièvres dans ce pays
tient sans doute à ce qu'ils savent que ce sont eux qui
ont donné leur nom à la maison d'Albret. La fierté les a
pris, et ils se comportent, le cas échéant, en lièvres gen-
tilshommes.
Cependant la nuit tombait. Le soir, qui a fourni à Vir-
gile tant de beaux vers, tous pareils par l'idée, tous diflë-
rents par la fbrme, versait l'ombre sur le paysage et le
sommeil sur les paupières des voyageurs. A mesure que
les ténèbres s'épaississaient et estompaient les informes
silhouettes de l'horizon, il me semblait — était-ce une
illusion de la nuit? — que le pays devenait plus sauvage
et plus rude, que les pinadas et les clairières reparais-
saient, et que nous faisions en réalité, dans une obscurité
profonde, ce voyage des Landes que j'avais fait en imagi-
nation quelques heures auparavant. Le ciel était étoile, la
76 PYRÉNÉES.
terre n'offrait à l'œil qu'une espèce de plaine ténébreuse
où vacillaient çà et là je ne sais quelles lueurs rou-
geâtres, comme si des feux de pâtres étaient allumés dans
les bruyères; on entendait, sans rien voir ni rien distin-
guer, ce tintamarre fin et grêle des clochettes qui res-
semble à un fourmillement harmonieux ; puis tout ren-
trait dans le silence et dans la nuit, la voiture semblait
rouler aveuglément dans une solitude obscure, où seule-
ment, de distance en distance, de larges flaques de clarté
apparaissant au milieu des arbres noirs révélaient la pré-
sence des étangs.
Moi, je me sentais heureux, j'avais traversé plusieurs
fois l'odeur des liserons qui me rappelle mon enfance,
je songeais à tous ceux qui m'aiment, j'oubliais tous ceux
qui me haïssent, et je regardais dans cette ombre, pour
ainsi dire à regard perdu, laissant se mêler à ma rêverie
les figures vagues de la nuit qui passaient confusément
devant mes yeux.
Les deux bossus m'avaient quitté à Mont-de-Marsan,
j'étais seul sur ma banquette, le froid venait; je m'enve-
loppai de mon manteau, et peu après je m'endormis.
Le sommeil que permet une voiture qui vous emporte
au galop est un sommeil clair à travers lequel on sent et
l'on entend. A un certain moment le conducteur descendit,
la diligence s'arrêta. La voix du conducteur disait : Mes-
sieurs les voyageurs^ nous voici au ponl de Dax. Puis les
portières s'ouvrirent et se refermèrent comme si les voya-
geurs mettaient pied à terre, puis la voiture s'ébranla et
repartit. Quelques moments après, le sabot des chevaux
résonna comme s'ils marchaient sur du bois; la diligence,
brusquement inclinée en avant, fit un soubresaut violent;
j'ouvris un œil; le postillon, courbé sur ses chevaux, sem-
blait regarder devant lui avec une précaution inquiète.
J'ouvris les deux yeux.
La lourde voiture pesamment chargée, traînée par cinq
chevaux attelés de chaînes, marchait au pas sur un pont
de bois, dans une sorte de voie étroite bornée à gauche
par le parapet qui était fort bas, à droite par un amas de
poutres et de charpentes; au-dessous du pont, une rivière
assez large coulait à une assez grande profondeur qu'aug-
DE BORDEAUX A BAYONNE. 77
mentait encore l'incertitude de la nuit, A de certains
moments, la diligence penchait; à de certains endroits,
le parapet manquait. Je me dressai sur mon séant. J'étais
sur l'impériale, le conducteur n'était pas remonté à sa
place; la voiture marchait toujours. Le postillon, toujours
courbé sur son attelage que la lanterne du coupé éclai-
rait à peine, grommelait je ne sais quelles exclamations
énergiques. Enfin les chevaux gravirent une petite pente,
un nouveau soubresaut ébranla la voiture, puis elle s'ar-
rêta. Nous étions sur le pavé.
Les voyageurs qui avaient passé le pont à pied avant la
voiture rentrèrent dans les trois compartiments, et, tout
en ouvrant et refermant les portières, j'entendais le con-
ducteur qui disait :
— Diable de pont! toujours en réparation. — Quand
donc sera-t-il solide? — La police est bien mal faite à
Dax. Les charpentiers laissent leurs outils sur le passage
de la voiture pour la verser. — J'ai vu le moment où la
diligence était dans la rivière. — On ne peut se figurer le
danger qu'il y a. — Vous verrez qu'un de ces jours il
arrivera un malheur. — N'est-ce pas, messieurs les voya-
geurs, que j'ai bien fait de vous faire descendre ?
Ceci dit, il remonta, et m'apercevant il poussa un cri :
— Tiens, monsieur, je vous avais oublié .'
III
,li CHARNIER DE BORDEAUX
26 juillet.
Je n'ai pu entrer à Rayonne sans émotion. Bayonne est
pour moi un souvenir d'enfance. Je suis venu à Bayonne
étant tout petit, ayant sept ou huit ans, vers 1811 ou 1812,
à l'époque des grandes guerres. Mon père faisait en
Espagne son métier de soldat de l'empereur et tenait en
respect deux provinces insurgées par TEmpecinado, Avila,
Guadalaxara, et tout le cours du Tage.
Ma mère, allant le rejoindre, s'était arrêtée à Bayonne
pour attendre un convoi; car alors, pour faire le voyage
de Bayonne à Madrid, il fallait être accompagné de trois
mille hommes et précédé de quatre pièces de canon.
J'écrirai quelque jour ce voyage qui a son intérêt, ne
fût-ce que pour préparer des mémoires à l'histoire. Ma
mère avait emmené avec elle mes deux frères Abel et
Eugène et moi, qui étais le plus jeune des trois.
Je me rappelle que, le lendemain de notre arrivée à
Bayonne, une espèce de signer ventru, orné de breloques
exagérées, et baragouinant l'italien, se présenta chez ma
mère. Cet- homme nous fit, à nous enfants qui le regar-
dions entrer à travers une porte vitrée, l'effet d'un char-
B A YONNE. 79
latan de place. C'était le directeur du théâtre de Bayonne.
11 venait prier ma mère de prendre une loge à son
théâtre. Ma mère loua une loge pour un mois. C'était à
peu près le temps que nous devions rester à Bayonne.
Cette loge louée nous fit sauter de joie. Nous enfants,
aller au spectacle tous les soirs pendant tout un mois,
nous qui n'étions encore entrés dans un théâtre qu'une
fois par an, et qui n'avions dans l'esprit d'autre souvenir
dramatique que la Comtesse cV Escarbagnas !
Le soir même, nous tourmentâmes ma mère, qui nous
obéit, comme les mères font toujours, et nous mena au
théâtre. Le contrôleur nous installa dans une magnifique
loge de face ornée de draperies de calicot rouge à rosaces
safran. On jouait les Ruines de Babylone, fameux mélo-
drame qui avait en ce temps-là un immense succès par
toute la France.
C'était magnifique, à Bayonne du moins. Des chevaliers
abricot et des arabes vêtus de drap de fer de la tête aux
pieds surgissaient à chaque instant, puis s'engloutissaient,
au milieu d'une prose terrible, dans des ruines de carton
pleines de chausse-trapes et de pièges à loups. Il y avait
le calife Haroun et l'eunuque Giafar. Nous étions dans
l'admiration.
Le lendemain, le soir venu, nous tourmentâmes encore
notre mère qui nous obéit encore. Nous voici au spectacle
dans notre loge à rosaces. — Que va-t-on donner? Nous
étions dans l'anxiété. La toile se lève. Giafar paraît. On
donnait les Ruines de Babylone. Cela ne nous fâcha point.
Nous étions satisfaits de revoir ce bel ouvrage, qui nous
amusa très fort encore cette fois.
Le surlendemain, ma mère fut excellente, comme tou-
jours, et nous retournâmes au théâtre. On donnait les
Ruifies de Babylone. Nous vîmes la pièce avec plaisir,
cependant nous aurions préféré quelque autre ruine. Le
quatrième jour, à coup sûr, le spectacle devait être
changé; nous y allâmes, ma mère nous laissait faire et
nous accompagnait en souriant. On donnait les Ruines de
Babylone! Cette fois nous dormîmes.
Le cinquième jour, nous envoyâmes dès le matin Ber-
trand, le valet de chambre de ma mère, voir l'affiche. On
80 PYRÉNÉES.
donnait les Ruines de Babylone. Nous priâmes ma mère
de ne point nous y mener. Le sixième jour; on donnait
encore les Rumes de Babylojie. Cela dura tout le mois.
Un beau jour, l'affiche changea. Ce jour-là, nous partions.
C'est ce souvenir-là qui m'a fait parler quelque part de
ce « hasard taquin qui joue avec l'enfant ».
Du reste, aux Ruines de Babylone près, je me rappelle
avec bonheur ce mois passé à Bayonne.
Il y avait au bord de l'eau, sous des arbres, une belle
promenade où nous allions tous les soirs. Nous faisions, en
passant, la moue au théâtre où nous ne mettions plus les
pieds et qui nous inspirait une sorte d'ennui mêlé d'hor-
reur. Nous nous asseyions là sur un banc, nous regar-
dions les navires, et nous écoutions notre mère nous
parler; noble et sainte femme qui n'est plus aujourd'hui
qu'une figure dans ma mémoire, mais qui rayonnera jus-
qu'à mon dernier jour dans mon âme et sur ma vie.
La maison que nous habitions était riante. Je me rap-
pelle ma fenêtre où pendaient de belles grappes de maïs
mûr. Pendant tout ce long mois, nous n'eûmes pas un
moment d'ennui; j'excepte toujours /es Ruines de Babylone.
Un jour nous allâmes voir un vaisseau de ligne mouillé
à l'embouchure de l'Adour. Une escadre anglaise lui avait
donné la chasse; après un combat de quelques heures il
s'était réfugié là, et les anglais le tenaient bloqué. J'ai
encore présent comme s'il était sous mes yeux cet admi-
rable navire qu'on voyait à un quart de lieue de la côte,
éclairé d'un beau rayon de soleil, toutes voiles carguées,
fièrement appuyé sur la vague, et qui me paraissait avoir
je ne sais quelle attitude menaçante, car il sortait de la
mitraille et il allait peut-être y rentrer.
Notre maison était adossée aux remparts. C'est là, sur
les talus de gazon vert, parmi les canons retournés la
lumière sur l'herbe et les mortiers renversés la gueule
contre terre, que nous allions jouer dès le matin.
Le soir, Abel, mon pauvre Eugène et moi, groupés
autour de notre mère, barbouillant les godets d'une boîte
à couleurs, nous enluminions à qui mieux mieux, de la
manière la plus féroce, les gravures d'un vieil exemplaire
des Mille et une nuits. Cet exemplaire m'avait été donné
B A YONNE. 81
par le général Lahorie, mon parrain, qui mourut, quelques
mois après l'époque dont je parle, à la plaine de Gre-
nelle.
Eugène et moi, nous achetions aux petits garçons de la
ville tous les chardonnerets et tous les verdiers qu'ils
nous apportaient. Nous mettions ces pauvres oiseaux dans
des cages d'osier. Quand une cage était remplie, nous en
achetions une autre. Nous avions ainsi cinq cages pleines.
Lorsqu'il fallut partir, nous donnâmes la volée à tous ces
jolis oiseaux. Ce fut tout à la fois pour nous une joie et un
crève-cœur.
C'était une personne de la ville, une veuve, je crois, qui
louait cette maison à ma mère. Cette veuve habitait elle-
même un pavillon voisin de notre logis. Elle avait une
fille de quatorze ou quinze ans. Ma mémoire, après trente
années, n'a perdu aucun des traits de cette angélique
figure.
Je la vois encore. Elle était blonde et svelte, et me
paraissait grande. C'était un regard doux et voilé, au profil
virgilien, comme on rêve Amaryllis ou la Galatée qui
s'enfuit sous les saules. Elle avait le cou admirablement
attaché et d'une pureté adorable, la main petite, le bras
blanc et le coude un peu rouge, ce qui tenait à son âge ;
détail que le mien ignorait alors. Elle était habituellement
coiflée d'un madras thé à bordure verte, étroitement serré
du sommet de la tète à la nuque, de façon à laisser le
front à découvert et à ne cacher que la moitié de la che-
velure. Je ne me rappelle pas la robe qu'elle portait.
Cette belle enfant venait jouer avec nous. Quelquefois
Abel et Eugène, mes aîné.>?, plus grands et plus sérieux
que moi, et « faisant les hommes », comme disait ma
mère, allaient voir l'exercice à feu sur le rempart ou mon-
taient dans"leur chambre pour étudier Sobrino et feuil-
' Jeter Cormon. Alors j'étais seul, je sentais l'ennui venir,
que faire? Elle m'appelait et me disait : Vie fis, que je le
lise quelque chose.
11 y avait dans la cour une porte rehaussée de quelques
marches et fermée d'un gros verrou rouillé que je vois
encore, un verrou rond, à poignée en queue de porc,
comme on en trouve parfois dans les vieilles caves. C'était
82 PYRÉNÉES.
sur ces marches qu'elle allait s'asseoir. Je me tenais
debout derrière elle, le dos appuyé à la porte.
Elle me lisait je ne sais plus quel livre ouvert sur ses
genoux. Nous avions au-dessus de nos têtes un ciel écla-
tant et un beau soleil qui pénétrait de lumière les tilleuls
et changeait les feuilles vertes en feuilles d'or. Un vent
tiède passait à travers les fentes de la vieille porte et nous
caressait le visage. Elle était courbée sur son livre et lisait
à voix haute.
Pendant qu'elle lisait, je n'écoutais pas le sens des
paroles, j'écoutais le son de sa voix. Par moments mes
yeux se baissaient, mon regard rencontrait son fichu
entr'ouvert au- dessous de moi, et je voyais, avec un trouble
mêlé d'une fascination étrange, sa gorge ronde et blanche
qui s'élevait et s'abaissait doucement dans l'ombre, vague-
ment dorée d'un chaud reflet de soleil.
Il arrivait parfois, dans ces moments-là, qu'elle levait
tout à coup ses grands yeux bleus, et elle me disait : Eh
bien, Victor/ tu n'écoutes pas?
J'étais tout interdit, je rougissais et je tremblais, et je
faisais semblant de jouer avec le gros verrou. Je ne l'em-
brassais jamais de moi-même ; c'est elle qui m'appelait et
me disait : Embrasse-moi donc.
Le jour où nous partîmes, j'eus deux grands chagrins :
la quitter et lâcher mes oiseaux.
Qu'était-ce que cela, mon ami? Qu'est-ce que j'éprou-
vais, moi, si petit, près de cette grande belle fille inno-
cente? Je l'ignorais alors. J'y ai souvent songé depuis.
Bayonne est resté dans ma mémoire comme un lieu ver-
meil et souriant. C'est là qu'est le plus ancien souvenir de
mon cœur. Époque naïve, et pourtant déjà doucement
agitée ! C'est là que j'ai vu poindre, dans le coin le plus
obscur de mon âme, cette première lueur inexprimable,
aube divine de l'âme.
Ne trouvez-vous pas, ami, qu'un pareil souvenir est un
lien, et un lien que rien ne peut détruire ?
Chose étrange que deux êtres puissent être liés de cette
chaîne pour toute la vie, et ne pas se manquer pourtant,
et ne pas se chercher, et être étrangers l'un à l'autre, et
rie pas même se connaître ! La chaîne qui m'attache ù
BAYONXE. 83
cette douce enfant ne s'est pas rompue, mais le fil s'est
brisé.
A peine arrivé à Rayonne, j'ai fait le tour de la ville
par les remparts, cherchant la maison, cherchant la porte,
cherchant le verrou ; je n'ai rien retrouvé, ou du moins
rien reconnu.
Où est-elle ? que fait-elle ? est-elle morte ? Si elle vit,
elle est mariée sans doute, elle a des enfants. Elle est veuve
peut-être, et vieillit à son tour. Comment se peut-il que
la beauté s'en aille et que la femme reste? Est-ce que la
femme d'à présent est bien le même être que la jeune fille
d'autrefois?
Peut-être viens-je de la rencontrer? Peut-être est-elle
la femme quelconque à laquelle j'ai demandé mon chemin
tout à l'heure, et qui m'a regardé m'éloigner comme un
étranger?
Qu'il y a une amère tristesse dans tout ceci ! Nous ne
sommes donc que des ombres. Nous passons les uns auprès
des autres, et nous nous effaçons comme des fumées dans
le ciel profond et bleu de l'éternité. Les hommes sont
dans l'espace ce que les heures sont dans le temps. Quand
ils ont sonné, ils s'évanouissent. Où va notre jeunesse?
où va notre enfance? Hélas!
Où est la belle jeune fille de 1812? où est l'enfant que
j'étais alors? Nous nous touchions dans ce temps-là, et
maintenant nous nous touchons encore peut-être, et il y
a un abîme entre nous. La mémoire, ce pont du passé,
est brisée entre elle et moi. Elle ne connaîtrait pas mon
visage, et je ne reconnaîtrais pas le son de sa voix. Elle
ne sait plus mon nom, et je ne sais pas le sien.
84 PYRÉNÉES.
27 juillet.
J'ai peu de chose à vous dire de Bayonne. La ville est on
ne peut plus gracieusement située, au milieu des collines
vertes, sur le confluent de la Nive et de l'Adour, qui fait
là une petite Gironde. Mais, de cette jolie ville et de ce
beau lieu, il a fallu faire une citadelle.
Malheur aux paysages qu'on juge à propos de fortifier î
Je l'ai déjà dit une fois, et je ne puis m'empécher de le
redire : le triste ravin qu'un fossé en zigzag ! la laide col-
line qu'une escarpe avec sa contrescarpe ! C'est un chef-
d'œuvre de Vauban ; soit! Mais il est- certain que les
chefs-d'œuvre de Vauban gênent les chefs-d'œuvre du bon
Dieu.
La cathédrale de Bayonne est une assez belle église du
quatorzième siècle, couleur amadou et toute rongée par
le vent de mer. Je n'ai vu nulle part les meneaux décrire
dans l'intérieur des ogives des fenestrages plus riches et
plus capricieux. C'est là toute la fermeté du quatorzième
siècle, qui se mêle, sans la refroidir, à toute la fantaisie
du quinzième. Il reste çà et là quelques belles verrières,
presque toutes du seizième siècle. A droite de ce qui a
été le grand portail, j'ai admiré une petite baie dont le
dessin se compose de fleurs et de feuilles merveilleu-
sement roulées en rosaces. Les portes sont d'un grand
caractère. Ce sont de grandes lunes noires semées de gros
clous, rehaussées d'un marteau de fer doré. Il ne reste
plus qu'un de ces marteaux, qui est d'un beau travail
byzantin.
L'église est accostée au sud d'un vaste cloître du
même temps, qu'on restaure en ce moment avec assez
d'intelligence, et qui communiquait jadis avec le chœur
par un magnifique portail, aujourd'hui muré et blanchi à
la chaux, dont l'ornementation et les statues rappellent,
par leur grand style, Amiens, Reims et Chartres.
LE CHARMEIJ DE BORDEAUX. 85
Il y avait dans l'église et dans le cloître beaucoup de
tombes, qu'on a arrachées. Quelques sarcophages mutilés
adhèrent encore à la muraille. Ils sont vides. Je ne sais
quelle poussière hideuse à voir y remplace la poussière
humaine. L'araignée file sa toile dans ces sombres logis
de la mort.
Je me suis arrêté dans une chapelle où il ne reste plus
d'une de ces sépultures que la place, encore reconnais-
sable aux arrachements de la muraille. Cependant le mort
avait pris ses précautions pour garder sa tombe. Celle
sépulture lui appartient, comme le dit encore aujourd'hui
une inscription sur marbre noir scellé dans la pierre.
« Le 22 avril 166i )),s"il faut en croire la même inscription
que je cite textuellement, « C. Reboul, notaire royal, et
messieurs du chapitre » avaient donné à « Pierre de
Baraduc, bourgeois et homme d'armes au château vieux
de cette ville, titre et possession de cette sépulture, pour
en jouir lui et les siens ».
A ce propos, ma visite à Saint-Michel de Bordeaux, dont
je vous ai promis le récit, me revient à la pensée.
Je venais de sortir de l'église, qui est du treizième
siècle et fort remarquable, par les portails surtout, et qui
contient une exquise chapelle de la Vierge, scu'ptée, je
devrais dire ouvrée, par les admirables figuristes du temps
de Louis XII. Je regardais le campanile qui est à côté de
l'église et que surmonte un télégraphe. C'était jadis une
superbe flèche de trois cents pieds de haut ; c'est main-
tenant une tour de l'aspect le plus étrange et le plus ori-
ginal.
Pour qui ignore que la foudre a frappé cette flèche en
1768 et l'a fait crouler dans un incendie qui a dévoré en
même temps la charpente de l'église, il y a tout un pro-
blème dans cette énorme tour, qui semble à la fois mili-
taire et ecclésiastique, rude comme un donjon et ornée
comme un clocher. Il n'y a plus d'abat-vent aux baies
supérieures, plus de cloches, ni de timbres, ni de mar-
teaux d'horloge. La tour, quoique couronnée encore d'un
86 PYRÉNÉES.
bloc à huit pans et à huit pignons, est fruste et tronquée
à son sommet. On sent qu'elle est décapitée et morte. Le
vent et le jour passent à travers ses longues ogives sans
fenestrages et sans meneaux comme à travers de grands
ossements. Ce n'est plus un clocher, c'est le squelette d'un
clocher.
J'étais donc seul dans la cour, plantée de quelques
arbres, où s'élève ce campanile isolé. Cette cour est l'an-
cien cimetière.
Je contemplais, quoiqu'un peu gêné par le soleil, cette
morne et magnifique masure, et je cherchais à lire son
histoire dans son architecture et ses malheurs dans ses
plaies. Vous savez qu'un édifice m'intéresse presque
comme un homme. C'est pour moi en quelque sorte une
personne dont je tâche de savoir les aventures.
J'étais là fort rêveur, quand tout à coup j'entends dire
à quelques pas de moi : Monsieur! monsieur! Je regarde,
j'écoute. Personne. La cour était déserte. Quelques pas-
sereaux jasaient dans les vieux arbres du cimetière. Une
voix pourtant m'avait appelé ; voix faible, douce et cassée,
qui résonnait encore dans mon oreille.
Je fais quelques pas, et j'entends la voix de nouveau :
— Monsieur ! Cette fois je me retourne vivement, et
j'aperçois, à l'angle de la cour, près de la porte, une
figure de vieille sortant d'une lucarne. Cette lucarne,
affreusement délabrée, laissait entrevoir l'intérieur d'une
chambre misérable.
Près de la vieille, il y avait un vieux.
Je n'ai de ma vie rien vu de plus décrépit que ce bouge,
si ce n'est ce couple. L'intérieur de la masure était
blanchi de ce blanc de chaux qui rappelle le linceul, et je
n'y voyais d'autres meubles que les deux escabeaux où
étaient assises, me regardant avec leurs petits yeux gris,
ces deux figures tannées, ridées, éraillées, qui étaient
comme enduites de bistre et de bitume et paraissaient
enveloppées, plutôt que vêtues, de vieux suaires raccom-
modés.
Je ne suis pas comme Salvator Rosa, qui disait :
Me figvro il sepolcro in ogni loco.
LE CHARMER DE BORDEAUX. 87
Pourtant, même en plein jour, à raidi, sous ce chaud et
vivant soleil, l'apparition me surprit un moment, et il me
sembla que je m'entendais appeler du fond d'une crypte
antédiluvienne par deux spectres âgés de quatre mille ans.
Après quelques secondes de réflexion, je leur donnai
quinze sous. C'étaient tout simplement le portier et la
portière du cimetière : Philémon et Baucis.
Philémon, ébloui de la pièce de quinze sous, fit une
effroyable grimace d'étonnement et de joie, et mit cette
monnaie dans une façon de vieille poche de cuir clouée
au mur, autre injure des ans, comme disait La Fontaine;
et Baucis me dit, avec un sourire aimable : — Voulez-
vous voir le charnier ?
Ce mot, le charnier, réveilla dans mon esprit je ne sais
quel vague souvenir d'une chose qu'en effet je croyais
savoir, et je répondis : — Avec plaisir, madame. — Je le
pensais bien, reprit la vieille. Et elle ajouta : — Tenez,
voici le sonneur qui vous le montrera; c'est fort beau à
voir. — En parlant ainsi, elle posait amicalement sur ma
main sa main rousse, diaphane, palpitante, velue et froide
comme Taile d'une chauve-souris.
Le nouveau personnage qui venait d'apparaître et qui
avait senti sans doute l'odeur de la pièce de quinze sous,
le sonneur, se tenait debout à quelques pas sur l'escalier
extérieur de la tour, dont il avait entr'ouvert la porte.
C'était un gaillard d'environ trente-six ans, trapu,
robuste, gras, rose et frais, ayant tout l'air d'un bon
vivant, comme il sied à celui qui vit aux dépens des
morts. Mes deux spectres se complétaient d'un vampire.
La vieille me présenta au sonneur avec une certaine
pompe : — Voilà un monsieur anglais qui désire voir le
charnier.
Le vampire, sans dire un mot, remonta les quelques
pas qu'il avait descendus, poussa la porte de la tour et me
fit signe de le suivre. J'entrai. Toujours silencieux, il
referma la porte derrière moi.
Nous nous trouvâmes dans une obscurité profonde.
Cependant il y avait une veilleuse dans le coin d'une
marche derrière un gros pavé. A la lueur de cette veil-
leuse, je vis le sonneur se courber et atteindre une
88 l'YUENEES.
lampe. La lampe allumée, il se mit à descendre les degrés
d'une étroite vis de Saint-Gilles; je fis comme lui.
Au bout d'une dizaine de marches, je crois que je me
baissai pour franchir une porte basse et que je montai,
toujours conduit par le sonneur, deux ou trois degrés ; je
n'ai plus ces détails présents à l'esprit; j'étais plongé
dans une sorte de rêverie qui me faisait marcher comme
dans le sommeil. A un certain moment le sonneur me
tendit sa grosse main osseuse, je sentis que nos pas réson-
naient sur un plancher; nous étions dans un lieu très
sombre, une sorte de caveau obscur.
Je n'oublierai jamais ce que je vis alors.
Le sonneur, muet et immobile, se tenait debout au
milieu du caveau, appuyé à un poteau enfoncé dans le
plancher, et, de la main gauche, il élevait la lampe au-
dessus de sa tête. Je regardai autour de nous. Une lueur
brumeuse et diffuse éclairait vaguement le caveau, j'en
distinguais la voûte ogive.
Tout à coup, en fixant mes yeux sur la muraille, je vis
que nous n'étions pas seuls.
Des figures étranges, debout et adossées au mur, nous
entouraient de toutes parts. A la clarté de la lampe, je
les entrevoyais confusément à travers ce brouillard qui
remplit les lieux bas et ténébreux.
Imaginez un cercle de visages effrayants, au centre
duquel j'étais. Les corps noirâtres et nus s'enfonçaient et
se perdaient dans la nuit; mais je voyais distinctement
saillir hors de l'ombre et se pencher en quelque sorte
vers moi, pressées les unes contre les autres, une foule
de têtes sinistres ou terribles qui semblaient m'appeler
avec des bouches toutes grandes ouvertes, mais sans voix,
et qui me regardaient avec des orbites sans yeux.
Qu'était-ce que ces figures? Des statues, sans doute. Je
pris la lampe des mains du sonneur, et je m'approchai.
C'étaient des cadavres.
En 1793, pendant qu'on violait le cimetière des rois à
Saint-Denis, on viola le cimetière du peuple à Bordeaux.
La royauté et le peuple sont deux souverainetés; la popu-
lace les insulta en même temps.
Ce qui prouve, soit dit en passant aux gens qui ne savent
LE CHARMEIÎ DE BORDEAUX. 89
pas cette grammaire, que peuple et populace ne sont point
synonymes.
Le cimetière de Saint-Michel à Bordeaux fut dévasté
comme les autres. On arracha les cercueils du sol, on
jeta au vent toute cette poussière. Quand la pioche arriva
près des fondations de la tour, on fut surpris de ne plus
rencontrer ni bières pourries ni vertèbres rompues, mais
des corps entiers, desséchés et conservés par l'argile qui
les recouvrait depuis tant d'années. Cela inspira la créa-
tion d'un musée-charnier. L'idée convenait à l'époque.
Les petits enfants de la rue Montfaucon et du chemin
de Règles jouaient aux osselets avec les débris épars du
cimetière. On les leur reprit des mains ; on recueillit
tout ce que l'on put retrouver, et l'on installa ces osse-
ments dans le caveau inférieur du campanile Saint-
Michel. Cela fit un monceau de dix-sept pieds de pro-
fondeur sur lequel on ajusta un plancher avec balustrade.
On couronna le tout avec les cadavres si étrangement
intacts qu'on venait de déterrer. Il y en avait soixante-
dix. On les plaça debout contre le mur dans l'espace
circulaire réservé entre la balustrade et la muraille. C'est
ce plancher qui résonnait sous mes pieds ; c'est sur ces
ossements que je marchais ; ce sont ces cadavres qui me
regardaient.
Quand le sonneur eut produit son effet, car cet artiste
met la chose en scène comme un mélodrame, il s'approcha
de moi, et daigna me parler. Il m'expliqua ses morts. Le
vampire se fit cicérone. Je croyais entendre jaser un
livret de musée. Par moments c'était la faconde d'un
montreur d'ours.
— Regardez celui-ci, monsieur, c'est le numéro un. Il a
toutes ses dents. — Voyez comme le numéro deux est
bien conservé ; il a pourtant près de quatre cents ans.
— Quant au numéro trois, on dirait qu'il respire et qu'il
nous entend. Ce n'est pas étonnant, il n'y a guère que
soixante ans qu'il est mort. C'est un des plus jeunes d'ici.
Je sais des personnes de la ville qui l'ont connu.
11 continua ainsi sa tournée, passant avec grâce d'un
spectre à l'autre et débitant sa leçon avec une mémoire
imperturbable. Quand je l'interrompais par une question
90 PYRENEES.
au milieu d'une phrase, il me répondait de sa voix natu-
relle, puis reprenait sa phrase à l'endroit même où je
l'avais coupée. Par instants il frappait sur les cadavres
avec une baguette qu'il tenait à la main, et cela sonnait
le cuir comme une valise vide. Qu'est-ce en effet que le
corps de l'homme quand la pensée n'y est plus, sinon une
valise vide?
Je ne sache pas plus effroyable revue. Dante et Orcagna
n'ont rien rêvé de plus lugubre. Les danses macabres du
pont de Lucerne et du Campo-Santo à Pise ne sont que
l'ombre de cette réalité.
Il y avait une négresse suspendue à un clou par une
corde passée sous les aisselles qui me riait d'un rire
hideux. Dans un coin se groupait toute une famille qui
mourut, dit-on, empoisonnée par des champignons ; ils
étaient quatre, la mère, la tête baissée, semblait encore
chercher à calmer son plus jeune enfant qui agonisait
entre ses genoux ; le fils aîné, dont le profil avait gardé
quelque chose de juvénile, appuyait son front à l'épaule
de son père. Une femme morte d'un cancer au sein
repliait étrangement le bras comme pour montrer sa
plaie élargie par l'horrible travail de la mort. A côté
d'elle se dressait un portefaix gigantesque, lequel paria
un jour qu'il porterait de la porte Caillau aux Chartrons
deux mille livres. 11 les porta, gagna son pari, et mourut.
L'homme tué par un pari était coudoyé par un homme
tué en duel. Le trou de l'épée par où la mort est entrée
était encore visible à droite sur cette poitrine dé-
charnée.
A quelques pas se tordait un pauvre enfant de quinze
ans qui fut, dit-on, enterré vivant. C'est là !e comble de
l'épouvante. Ce spectre souffre. Il lutte encore après six
cents ans contre le cercueil disparu. Il soulève le cou-
vercle du crâne et du genou; il presse la planche de chêne
du talon et du coude; il brise aux parois ses ongles déses-
pérés ; la poitrine se dilate ; les muscles du cou se gon-
flent d'une manière affreuse; il crie. On n'entend plus ce
cri, mais on le voit. C'est horrible.
Le dernier des soixante-dix est le plus ancien. Il date de
huit cents ans. Le sonneur me fit remarquer avec quelque
LE CHARMER DE BORDEAUX. 91
coquetterie ses dents et ses cheveux. A côté est un petit
enfant.
Comme je revenais sur mes pas, je remarquai un de ces
fantômes assis à terre près de la porte. Il avait le cou
tendu, la tête levée, la bouche lamentable, la main
ouverte, un pagne au milieu du corps, une jambe et un
pied nus, et de son autre cuisse sortait un tibia dénudé
posé sur une pierre comme une jambe de bois. Il sem-
blait me demander l'aumône. Rien de plus étrange et de
plus mystérieux qu'un pareil mendiant à une pareille
porte.
Que lui donner ? Quelle aumône lui faire ? Quel est le
sou qu'il faut aux morts ? Je restai longtemps immobile
devant cette apparition, et ma rêverie devint peu à peu
une prière.
Quand on se dit que toutes ces larves, aujourd'hui
enchaînées dans ce silence glacé et dans ces attitudes
navrantes, ont vécu, ont palpité, ont souSert, ont aimé;
quand on se dit qu'elles ont eu le spectacle de la nature,
les arbres, la campagne, les fleurs, le soleil, et la voûte
bleue du ciel au lieu de cette voûte livide; quand on se
dit qu'elles ont eu la jeunesse, la vie, la beauté, la joie,
le plaisir, et qu'elles ont poussé comme nous dans les
fêtes de ces longs éclats de rire pleins d'imprudence et
d'oubli ; quand on se dit qu'elles ont été ce que nous
sommes et que nous serons ce qu'elles sont : quand on se
trouve ainsi, hélas ! face à face avec son avenir, une
morne pensée vous vient au cœur, on cherche en vain à
se retenir aux choses humaines qu'on possède et qui
toutes successivement s'écroulent dans vos mains comme
du sable, et l'on se sent tomber dans un abîme.
Pour qui regarde ces débris humains avec l'œil de la
chair, rien n'est plus hideux. Des linceuls en haillons les
cachent à peine, les côtes apparaissent à nu à travers
les diaphragmes déchirés; les dents sont jaunes, les ongles
noirs, les cheveux rares et crépus; la peau est une basane
fauve qui sécrète une poussière grisâtre; les muscles qui
ont perdu leur saillie, les viscères et les intestins se résol-
vent en une sorte de filasse roussâtre d'où pendent d'hor-
ribles fils que dévide silencieusement dans ces ténèbres
I
92 PYRENEES.
l'invisible quenouille de la mort. Au fond du ventre ouvert
on aperçoit la colonne vertébrale.
— Monsieur, me disait l'homme, comme ils sont bien
conservés !
Pour qui regarde cela avec l'œil de l'esprit, rien n'est
plus formidable.
Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti
à pas de loup et m'avait laissé i=eul. La lampe était restée
posée à terre. Quand cet homme ne fut plus là, il me
sembla que quelque chose qui me gênait avait disparu.
Je me sentis, pour ainsi dire, en communication directe
et intime avec les mornes habitants de ce caveau.
Je regardais avec une sorte de vertige cette ronde qui
m'environnait, immobile et convulsive à la fois. Les uns
laissent pendre leurs bras, les autres les tordent ; quel-
ques-uns joignent les mains. Il est certain qu'une expres-
sion de terreur et d'angoisse est sur toutes ces faces qui
ont vu l'intérieur du sépulcre. De quelque façon que le
tombeau les traite, le corps des morts est terrible.
Pour moi, comme vous avez déjà pu l'entrevoir, ce
n'étaient pas des momies; c'étaient des fantômes. Je
voyais toutes ces têtes tournées les unes vers les autres,
toutes ces oreilles qui paraissent écouter penchées vers
toutes ces bouches qui paraissent chuchoter, et il me
semblait que ces morts arrachés à la terre et condamnés
à la durée vivaient dans cette nuit d'une vie affreuse et
éternelle, qu'ils se parlaient dans la brume épaisse de
leur cachot, qu'ils se racontaient les sombres aventures
de l'âme dans la tombe, et qu'ils se disaient tout bas des
choses inexprimables.
Quels effrayants dialogues ! que pouvaient-ils se dire ?
0 gouffre où se perd la pensée ! Ils savent ce qu'il y a
derrière la vie. Ils connaissent le secret du voyage. Ils ont
doublé le promontoire. Le grand nuage s'est déchiré pour
eux. Nous sommes encore, nous, dans le pays des conjec-
tures, des espérances, des ambitions, des passions, de
toutes les folies que nous appelons sagesses, de toutes les
chimères que nous nommons vérités. Eux, ils sont entrés
dans la région de l'inflni, de l'immuable, de la réalité. Us
connaissent les choses qui sont et les seules choses qui
LE CHARMER DE BORDEAUX. 93
soient. Toutes les questions qui nous occupent nuit et
jour, nous rêveurs, nous philosoplies, tous les sujets de
nos méditations sans fin, but de la vie, objet de la créa-
tion, persistance du moi, état ultérieur de l'âme, ils en
savent le fond ; toutes nos énigmes, ils en savent le mot.
Ils connaissent la fin de tous nos commencements. Pour-
quoi ont-ils cet air terrible? Qui leur fait cette figure
désespérée et redoutable ?
Si nos oreilles n'étaient pas trop grossières pour en-
tendre leur parole, si Dieu n'avait pas mis entre eux et
nous ce mur infranchissable de -la chair et de la vie,
que nous diraient-ils ? Quelles révélations nous feraient-
ils ? Quels conseils nous donneraient-ils? Sortirions-nous
de leurs mains sages ou fous? Que rapportent-ils du
tombeau ?
Ce serait de l'épouvante, s'il fallait en croire l'appa-
rence de ces spectres. Mais ce n'est qu'une apparence, et
il serait insensé d'y croire. Quoi que nous fassions, nous
rêveurs, nous n'entamons la surface des choses qu'à une
certaine profondeur. La sphère de l'infini ne se laisse pas
plus traverser par la pensée que le globe terrestre par la
sonde.
Les diverses philosophies ne sont que des puits arté-
siens; elles font toutes jaillir du même solla même eau,
la même vérité mêlée de boue humaine et échauffée de la
chaleur de Dieu. Mais aucun puits, aucune philosophie
n'atteint le centre des choses. Le génie lui-même, qui
est de toutes les sondes la plus puissante, ne saurait tou-
cher le noyau de flamme, l'être, le point géométrique et
mystique, milieu ineffable de la vérité. Nous ne ferons
jamais rien sortir du rocher que tantôt une goutte d'eau,
tantôt une étincelle de feu.
Méditons cependant. Frappons le rocher, creusons le
sol. C'est accomplir une loi. Il faut que les uns méditent
comme il faut que les autres labourent.
Et puis résignons-nous. Le secret que veut arracher la
philosophie est gardé par la nature. Or qui pourra jamais
te vaincre, ô nature ?
Nous ne voyons qu'un côté des choses: Dieu voit
l'autre.
94 PYRÉNÉES.
La dépouille humaine nous effraie quand nous la con-
templons; mais ce n'est qu'une dépouille, quelque chose
de videet de vain et d'inhabité. Il nous semble que cette
ruine nous révèle des choses horribles. JNon. Elle nous
effraie, et rien de plus. Voyons-nous l'intelligence?
Voyons-nous l'âme ? Voyons-nous l'esprit ? Savons-nous
ce que nous dirait l'esprit des morts, s'il nous était
donné de l'entrevoir dans son glorieux rayonnement ?
N'en croyons donc pas le corps qui se désorganise avec
horreur, et qui répugne à sa destruction ; n'en croyons
pas le cadavre, ni le squelette, ni la momie, et songeons
que, s'il y a une nuit dans le sépulcre, il y a aussi une
lumière. Cette lumière, l'âme y est allée pendant que
le corps restait dans la nuit; cette lumière, l'âme la
contemple. Qu'importe que le corps grimace, si l'âme
sourit?
J'étais plongé dans ce chaos de pensées. Ces morts qui
s'entretenaient entre eux ne m'inspiraient plus d'effroi;
je me sentais presque à l'aise parmi eux. Tout à coup, je
ne sais comment il me revint à l'esprit qu'en ce mo-
ment-là même, au haut de cette tour de Saint-Michel, à
deux cents pieds, sur ma tête, au-dessus de ces spectres
qui échangent dans la nuit je ne sais quelles communica-
tions mystérieuses, un télégraphe, pauvre machine de
bois menée par une ficelle, s'agitait dans la nuée, et jetait
l'une après l'autre à travers l'espace, dans la langue mys-
térieuse qu'il a lui aussi, toutes ces choses imperceptibles
qui demain seront le journal.
Jamais je n'ai mieux senti que dans ce moment-là la
vanité de tout ce qui nous passionne. Quel poème que
cette tour Saint-Michel ! quel contraste et quel enseigne-
ment ! Sur son faîte, dans la lumière et dans le soleil, au
milieu de l'azur du ciel, aux yeux de la foule affairée qui
fourmille dans les rues, un télégraphe, qui gesticule et se
démène comme Pasquin sur son tréteau, dit et détaille
minutieusement toutes les pauvretés de l'histoire du jour
et de la politique du quart d'heure, Espartero qui tombe,
Narvaez qui surgit, Lopez qui chasse Mendizabal, les grands
événements microscopiques, les infusoires qui se font
dictateurs, les volvoces qui se font tribuns, les vibrions
LE CHARNIER DE BORDEAUX.
95
qui se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent
l'tiomme qui passe et l'instant qui fuit, — et, pendant ce
temps-là, à sa base, au milieu du massif sur lequel la tour
s'appuie, dans une crypte où n'arrive ni un rayon, ni un
bruit, un conseil de spectres, assis en cercle dans les
ténèbres, parle tout bas de la tombe et de l'éternité.
IV
BIARRITZ
25 juillet.
Vous connaissez, mon ami, les trois points de la côte
normande qui m'agréent le mieux, le Bourgd'eau, le Tré-
port et Étretat; Étretat avec ses arches immenses taillées
par la vague dans la falaise, le Tréport avec sa vieille
église, sa vieille croix de pierre et son vieux port où four-
millent les bateaux pêcheurs, le Bourgd'eau avec sa grande
rue gothique qui aboutit brusquement à la haute mer.
Eh bien, rangez désormais Biarritz avec le Tréport, Étre-
tat et le Bourgd'eau parmi les lieux que je choisirais pour
le plaisir de mes yeux, dont parle Fénelon.
Je ne sache pas d'endroit plus charmant et plus magni-
fique que Biarritz. Il n'y a pas d'arbres, disent les gens qui
critiquent tout, même le bon Dieu dans ce qu'il fait de
plus beau. Mais il faut savoir choisir : ou l'océan, ou la
forêt. Le vent de mer rasa les arbres.
Biarritz est un village blanc à toits roux et à contrevents
verts posé sur des croupes de gazon et de bruyères, dont
il suit les ondulations. On sort du village, on descend la
dune, le sable s'écroule sous vos talons, et tout à coup
on se trouve sur une grève douce et unie au milieu d'un
BIARRITZ. 97
labyrinthe inextricable de rochers, de chambres, d'ar-
cades, de grottes et de cavernes, étrange architecture
jetée pêle-mêle au milieu des flots, que le ciel remplit
d'azur, de soleil, de lumière et d'ombre, la mer d'écume,
le vent de bruit.
Je n'ai vu nulle part le vieux Neptune ruiner la vieille
Cybèle avec plus de puissance, de gaieté et de grandeur.
Toute cette côte est pleine de rumeurs. La mer de Gas-
cogne la ronge et la déchire, et prolonge dans les récifs
ses immenses murmures. Pourtant je n'ai jamais erré sur
cette grève déserte, à quelque heure qu'on fût, sans
qu'une grande paix me montât au cœur. Les tumultes de
la nature ne troublent pas la solitude.
Vous ne sauriez vous figurer tout ce qui vit, palpite et
végète dans le désordre apparent d'un rivage écroulé.
Une croûte de coquillages vivants recouvre les rochers.
Les zoophytes et les mollusques nagent et flottent, trans-
parents eux-mêmes dans la transparence de la vague.
L'eau filtre goutte à goutte et pleure en longues perles
de la voûte des grottes. Les crabes et les limaces rampent
parmi les varechs et les goëmons, lesquels dessinent sur
le sable mouillé la forme des lames qui les ont apportés.
Au-dessus des cavernes croît toute une botanique curieuse
et presque inédite, l'astragale de Bayonne, l'œillet gau-
lois, le lin de mer, le rosier à feuilles de piraprenelle, le
muflier à feuilles de thym.
Il y a des anses étroites où de pauvres pêcheurs, accrou-
pis autour d'une vieille chaloupe, dépècent et vident, au
bruit assourdissant de la marée qui monte ou descend
dans les écueils, le poisson qu'ils ont péché la nuit. Les
jeunes filles, pieds nus, vont laver dans la vague les peaux
des chiens de mer, et, chaque fois que la mer blanche
d'écume monte brusquement jusqu'à elles, comme un
lion qui s'irrite et se retourne, elles relèvent leur jupe et
reculent avec de gVands éclats de rire.
On se baigne à Biarritz comme à Dieppe, comme au
Havre, comme au Tréport, mais avec je ne sais quelle
liberté que ce beau ciel inspire et que ce doux climat
tolère. Des femmes, coiCFées du dernier chapeau venu de
Paris, enveloppées d'un grand châle de la tête aux pieds,
7
98 PYRENEES.
un voile de dentelle sur le visage, entrent en baissant les
yeux dans une de ces baraques de toile dont la grève est
semée; un moment après, elles en sortent, jambes nues,
vêtues d'une simple chemise de laine brune qui souvent
descend à peine au-dessous du genou, et elles courent en
riant se jeter à la mer. Cette liberté, mêlée de la joie de
l'homme et de la grandeur du ciel, a sa grâce.
Les filles du village et les jolies grisettes de Bayonne se
baignent avec des chemises de serge, souvent fort trouées,
sans trop se soucier de ce que les trous montrent et de
ce que les chemises cachent.
Le second jour que j'allai à Biarritz, comme je me pro-
menais à la marée basse au milieu des grottes, cherchant
des coquillages et effarouchant les crabes qui fuyaient
obliquement et s'enfonçaient dans le sable, j'entendis une
voix, qui sortait de derrière une roche et qui chantait le
couplet que voici en patoisant quelque peu, mais pas
assez pour m'erapêcher de distinguer les paroles :
Gastibeiza, l'homme à la carabine,
Chantait ainsi :
Quelqu'un a-t-il connu dona Sabine,
Quelqu'un d'ici?
Dansez, chantez, villageois, la nuit gagne
Le mont Falou.
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou.
C'était une voix de femme. Je tournai le rocher. La
chanteuse était une baigneuse. Une belle jeune fille qui
nageait vêtue d'une chemise blanche et d'un jupon court
dans une petite crique fermée par deux écueils à l'entrée
d'une grotte. Ses habits de paysanne gisaient sur le sable
au fond de la grotte. En m'apercevant, elle sortit à moi-
tié de l'eau et se mit à chanter sa seconde stance, et,
voyant que je l'écoutais immobile et debout sur le rocher,
elle me dit en souriant dans un jargon mêlé de français
et d'espagnol :
— Senor estrangero, conoce usted cette chanson ?
— Je crois que oui, lui dis-je. Un peu.
Puis je m'éloignai, mais elle ne me renvoyait pas.
BIARRITZ. 90
Est-ce que vous ne trouvez pas dans ceci je ne sais quel
air d'Ulysse écoutant la sirène? La nature nous rejette et
nous redonne sans cesse, en les rajeunissant, les thèmes
et les motifs innombrables sur lesquels l'imagination des
hommes a construit toutes les vieilles poésies et toutes
les vieilles mythologies.
Somme toute, avec sa population cordiale, ses jolies
maisons blanches, ses larges dunes, son sable fin, ses
grottes énormes, sa mer superbe, Biarritz est un lieu
admirable.
Je n'ai qu'une peur, c'est qu'il ne devienne à la mode.
Déjà on y vient de Madrid, bientôt on y viendra de Paris.
Alors Biarritz, ce village si agreste, si rustique et si
honnête encore, sera pris du mauvais appétit de l'argent,
sacra famés. Biarritz mettra des peupliers sur ses mornes,
des rampes à ses dunes, des escaliers à ses précipices, des
kiosques à ses rochers, des bancs à ses grottes, des pan-
talons à ses baigneuses. Biarritz deviendra pudique et
rapace. La pruderie, qui n'a dans tout le corps de chaste
que les oreilles, comme dit Molière, remplacera la libre
et innocente familiarité de ces jeunes femmes qui jouent
avec la mer. On lira la gazette à Biarritz ; on jouera le
mélodrame et la tragédie à Biarritz. 0 Zaïre, que me
veux-tu ? Le soir on ira au concert, car il y aura concert
tous les soirs, et un chanteur en i, un rossignol pansu
d'une cinquantaine d'années, chantera des cavatines de
soprano à quelques pas de ce vieil océan qui chante la
musique éternelle des marées, des ouragans et des tem-
pêtes.
Alors Biarritz ne sera plus Biarritz. Ce sera quelque
chose de décoloré et de bâtard comme Dieppe et Ostende.
Rien n'est plus grand qu'un hameau de pêcheurs, plein
des mœurs antiques et naïves, assis au bord de l'océan;
rien n'est plus grand qu'une ville qui semble avoir la fonc-
tion auguste de penser pour le genre humain tout entier
et de proposer au monde les nouveautés, souvent difficiles
et redoutables, que la civilisation réclame. Rien n'est
plus petit, plus mesquin et plus ridicule qu'un faux Paris.
Les villes que baigne la mer devraient conserver pré-
cieusement la physionomie que leur situation leur donne.
100 m RENÉES.
L'océan a toutes les grâces, toutes les beautés, toutes les
grandeurs. Quand on a l'océan, à quoi bon copier Paris ?
Déjà quelques symptômes semblent annoncer cette pro-
chaine transformation de Biarritz. Il y a dix ans, on y
venait de Bayonne en cacolet; il y a deux ans, on y venait
en coucou; maintenant, on y vient en omnibus. Il y a cent
ans, il y a vingt ans, on se baignait au port vieux, petite
baie que dominent deux anciennes tours démantelées.
Aujourd'hui, on se baigne au port nouveau. Il y a dix ans,
il y avait à peine une auberge à Biarritz; aujourd'hui, il
y a trois ou quatre « hôtels ».
Ce n'est pas que je blâme les omnibus, ni le port nou-
veau où la lame brise plus largement que dans le port
vieux et où le bain est par conséquent plus efficace, ni
les « hôtels » qui n'ont d'autre tort que de n'avoir pas de
fenêtres sur la mer; mais je crains les autres perfec-
tionnements possibles et je voudrais que Biarritz restât
Biarritz. Jusqu'ici tout est bien, mais demeurons-en là.
Du reste, l'omnibus de Bayonne à Biarritz ne s'établit
pas sans résistance. Le coucou se débat contre l'omnibus,
comme sans doute, il y a dix ans, le cacolet a lutté contre
le coucou. Tous les voituriers de la ville se révoltent
contre deux selliers, Castex et Anatole, qui ont imaginé
les omnibus. Il y a ligue, concurrence, coalition. C'est une
iliade de cochers de fiacre qui expose la bourse du voya-
geur à des soubresauts bizarres.
Le lendemain de mon arrivée à Bayonne, je voulus aller
à Biarritz. INe sachant pas le chemin, je m'adressai à un
passant, paysan navarrais qui avait un beau costume, un
large pantalon de velours olive, une ceinture rouge, une
chemise à grand col rabattu rattachée d'un anneau d'ar-
gent, une veste de gros drap chocolat toute brodée de
soie brune, et un petit chapeau à la Henri II bordé de
velours et rehaussé d'une plume d'autruche noire et
frisée. Je demandai à ce magnifique passant le chemin de
Biarritz.
— Prenez la rue du Pont-Magour, me dit-il, et suivez-la
jusqu'à la porte d'Espagne.
— Est-il aisé, ajoutai-je, de trouver des voitures pour
a 1er à Biarritz?
H
BIARRITZ. 101
Le navarrals me regarda, souriant d'uo sourire grave,
et me dit, avec Taccent de son pays, cette parole mémo-
rable dont je ne compris que plus tard la profondeur :
— Monsieur, il est facile d'y aller, mais diflScile d'en
revenir.
Je pris la rue du Pont-Magour.
Tout en la montant, je rencontrai plusieurs affiches de
couleurs variées par lesquelles des voituriers offraient des
voitures au public pour Biarritz à divers prix honnêtes;
je remarquai, mais fort négligemment, que toutes ces
affiches se terminaient par l'invariable protocole que
voici : Les prix resteront ainsi fixés jusqu'à liv.it heures
du soir.
J'arrivai à la porte d'Espagne. Là se groupaient et s'en-
tassaient pêle-mêle une foule de voitures de toutes sortes,
chars à bancs, cabriolets, coucous, gondoles, calèches,
coupés, omnibus. J'avais à peine jeté un coup d'oeil sur
cette cohue d'attelages qu'une autre cohue m'entourait
déjà. C'étaient les cochers. En un moment je fus assourdi.
Toutes les voix, tous les accents, tous les patois, tous les
jurons et toutes les offres à la fois. '
L'un me prit le bras droit :
— Monsieur, je suis le cocher de M. Castex; montez
dans le coupé: une place pour quinze sous. L'autre me
prit le bras gauche : — Monsieur, je suis Buspit; j'ai
aussi un coupé; une place pour douze sous. Un troisième
me barra le chemin : — Monsieur, c'est moi Anatole.
Voilà ma calèche; je vous mène pour dix sous.
Un quatrième me parlait dans les oreilles :
— Monsieur, venez avec Momus; je suis Momus; ventre
terre à Biarritz pour six sous!
— Cinq sous! s'écrièrent d'autres autour de moi.
— Voyez, monsieur, la jolie voiture : le Sultamde Biar-
■■'(:! une place pour cinq sous!
Le premier qui m'avait parlé et qui me tenait le bras
droit domina enfin tout ce vacarme :
— Monsieur, c'est moi qui vous ai parlé le premier. Je
vous demande la préférence.
— Il vous demande quinze sous! crièrent les autres
cochers.
^
102 PYRÉNÉES.
— Monsieur, reprit l'homme froidement, je vous
demande trois sous.
Il se fit un grand silence.
— J'ai parlé à monsieur le premier, dit l'homme.
Puis, profitant de la stupeur des autres combattants, il
ouvrit vivement la portière de son coupé, m'y poussa
avant que j'eusse le temps de me reconnaître, referma le
coupé, monta sur son siège, et partit au galop. Son
omnibus était plein. 11 semblait qu'il n'attendît plus que moi.
La voiture était toute neuve et fort bonne ; les chevaux
excellents. En moins d'une demi-heure, nous étions à
Biarritz.
Arrivé là, no voulant pas abuser de ma position, je tirai
quinze sous de ma bourse et je les donnai au cocher.
J'allais m'éloigner, il me retint par le bras :
— Monsieur, me dit-il, ce n'est que trois sous.
— Bah! repris-je, vous m'avez dit quinze sous d'abord.
Ce sera quinze sous.
— Non pas, monsieur, j'ai dit que je vous mènerais pour
trois sous. C'est trois sous.
Il me rendit le surplus et me força presque de le rece-
voir.
— Pardieu, disais-je en m'en allant, voilà un honnête
homme.
Les autres voyageurs n'avaient, comme moi, donné que
trois sous.
Après m'être promené tout le jour sur la plage, le soir
venu, je songeai à regagner Bayonne. J'étais las, et je ne
pensais pas sans quelque plaisir à l'excellente voiture et
au vertueux cocher qui m'avaient amené. Huit heures
sonnaient aux lointaines horloges de la plaine comme je
remontais l'escarpement du port vieux. Je ne pris pas
garde à une foule de promeneurs qui arrivaient de tous
les points et semblaient se hâter vers l'entrée du village
où s'arrêtaient les voituriers.
La soirée était superbe; quelques étoiles commençaient
à piquer le ciel clair du crépuscule; la mer, à peine
émue, avait le miroitement opaque et lourd d'une im-
mense nappe d'huile.
Un phare à feu tournant venait de s'allumer à ma
I
BIARRITZ. i03
droite; il brillait, puis s'éteignait, puis se ravivait tout à
coup et jetait brusquement une éclatante lumière, comme
s'il cherchait à lutter avec l'éternel Sirius qui resplendis-
sait dans la brume à l'autre bout de l'horizon. Je m'ar-
rêtai et je considérai quelque temps ce mélancolique
spectacle, qui était pour moi comme la figure de l'effort
humain en présence du pouvoir divin.
Cependant la nuit s'épaississait, et, à un certain mo-
ment, l'idée de Bayonne et de mon auberge traversa subi-
tement ma contemplation. Je me remis en marche et
j'atteignis la place des voitures. Il n'y en avait plus qu'une
seule; un falot posé à terre me la montrait. C'était une
calèche à quatre places; trois places étaient déjà occu-
pées. Comme j'approchais :
— Hé! monsieur, venez donc, me cria une voix, c'est la
dernière place, et nous sommes la dernière voiture.
Je reconnus la voix de mon cocher du matin, je retrou-
vais cet homme antique. Le hasard me parut providen-
tiel. Je louai Dieu. Un moment plus tard, j'étais forcé de
faire la route à pied, une bonne lieue de pays.
— Pardieu, lui dis-je, vous êtes un brave cocher, et je
suis aise de vous revoir.
— Montez vite, monsieur, reprit l'homme.
Je m'installai en hâte dans la calèche.
Quand je fus assis, le cocher, la main sur la clef de la
portière, me dit :
— Monsieur sait que l'heure est passée ?
— Quelle heure? lui dis-je.
— Huit heures.
— C'est vrai, j'ai entendu sonner quelque chose comme
cela.
— Monsieur sait, repartit l'homme, que passé huit
heures du soir le prix change. Nous venons chercher ici
les voyageurs pour les obliger. L'usage est de payer avant
de partir,
— A merveille, répondis-je en tirant ma bourse. Com-
bien est-ce?
L'homme reprit avec douceur :
— Monsieur, c'est douze francs.
Je compris sur-le-champ l'opération. Le matin, on
104 PYRÉNÉES.
annonce qu'on mènera les curieux à Biarritz pour trois
sous par personne; il y a foule. Le soir, on remmène cette
foule à Bayonne pour douze francs par tête.
J'avais éprouvé le matin même la rigidité stoïque de
mon cocher; je ne répliquai pas un mot, et je payai.
Tout en rejoignant Bayonne au galop, la belle maxime
du paysan navarrais me revint à l'esprit, et j'en fis. pour
l'enseignement des voyageurs, cette traduction en langue
vulgaire : Voitdres pour Biarritz. Prix, par personne,
pour aller : Trois sous; pour revenir : Douze francs. —
Ne trouvez-vous pas que c'est une belle oscillation?
A quelque distance de Bayonne, un de mes compagnons
de route me montra dans l'ombre sur une colline le châ-
teau de Marrac, ou du moins ce qui en reste aujourd'hui.
Le château de Marrac est célèbre pour avoir été,
en 1808, le logis de l'empereur, à l'époque de l'entrevue
de Bayonne. Napoléon avait en cette occasion une grande
pensée, mais la providence ne l'accepta pas; et, quoique
Joseph I" ait gouverné les Castilles comme un bon et sage
prince, l'idée, pourtant si utile à l'Europe, à la France, à
l'Espagne et à la civilisation, de donner une dynastie
neuve à l'Espagne fut funeste à Napoléon comme elle
l'avait été à Louis XIV.
Joséphine, qui était créole et superstitieuse, accompa-
gnait l'empereur à Bayonne. Elle semblait avoir je ne sais
quels pressentiments, et, comme Nunez Saledo dans la
romance espagnole, elle répétait souvent : Il arrivera
malheur de ceci.
Aujourd'hui qu'on voit le revers de ces événements
déjà enfoncés dans l'histoire à une distance de trente
années, on distingue, dans les moindres détails, tout ce
qu'ils ont eu de sinistre, et il semble que la fatalité en ait
tenu tous les fils.
En voici une particularité tout à fait inconnue et qui
mérite d'être recueillie :
Pendant son séjour à Bayonne, l'empereur voulut visiter
les travaux qu'il faisait exécuter au Boucaut. Les bayon-
BIARRITZ. 106
nais qui avaient alors l'âge d'homme se souviennent que
Tempereur, un matin, traversa à pied les allées marines
pour aller gagner à pied le brigantin mouillé dans le port
qui devait le transporter à l'embouchure de l'Adour.
Il donnait le bras à Joséphine. Comme partout il avait là
sa suite de rois, et, dans cette conjoncture, c'étaient les
princes du midi et les Bourbons d'Espagne qui lui fai-
saient cortège: le vieux roi Charles IV et sa femme: le
prince des Asturies, qui depuis a été roi et s'est appelé
Ferdinand VII; don Carlos, aujourd'hui prétendant sous le
nom de Charles VI.
Toute la population de Rayonne était dans les allées
marines et entourait l'empereur, qui marchait sans
gardes. Bientôt la foule devint si nombreuse et si impor-
tune dans sa curiosité méridionale que Napoléon doubla
le pas. Les pauvres Bourbons essoufflés le suivaient à
grand'peine.
L'empereur arriva au canot du brigantin d'une marche
si précipitée qu'en y entrant Joséphine, voulant saisir en
hâte la main que lui tendait le capitaine du navire, tomba
dans l'eau jusqu'aux genoux. Eu toute autre circonstance
elle n'aurait fait qu'en rire. — C'eût été pour elle, me
disait en me contant la chose M"'« la duchesse de C***,
tine occasion de montrer sa jambe, qu'elle avait char-
mante. Cette fois, on remarqua qu'elle secoua la tête
tristement. Le présage était mauvais.
Tout ce qui assistait à cette aventure a fait une triste
fin. Napoléon est mort proscrit ; Joséphine est morte
répudiée; Charles IV et sa femme sont morts détrônés.
Quant à ceux qui étaient alors de jeunes princes, l'un est
mort, Ferdinand Vil; l'autre, don Carlos, est prisonnier.
Le brigantin qu'avait monté l'empereur s'est perdu deux
ans après, corps et biens, sous le cap Ferret, dans la baie
d'Arcachon; le capitaine qui avait donné la main à l'im-
pératrice, et qui s'appelait Lafon, a été condamné à mort
pour ce fait, et fusillé. Enfin le château de Marrac, où
Napoléon avait logé, transformé successivement en caserne
et en séminaire, a disparu dans un incendie. Eu 1820, une
nuit d'orage, une main restée inconnue y mit le feu aux
quatre coins.
LA CHARRETTE A BŒUFS
Saint-S^'bastien, 28 juillet.
C'est le 27 juillet 18Zi3, à dix heures et demie du matin,
qu'au moment d'entrer en Espagne, entre Bidart et Saint-
Jean-de-Luz, à la porte d'une pauvre auberge, j'ai revu
une vieille charrette à bœufs espagnole. J'entends par là
la petite charrette de Biscaye, à deux bœufs et à deux
roues pleines qui tournent avec l'essieu et font un bruit
effroyable qu'on entend d'une lieue dans la montagne.
JNe souriez pas, mon ami, du soin tendre avec lequel
j'enregistre si minutieusement ce souvenir. Si vous saviez
comme ce bruit, horrible pour tout le monde, est char-
mant pour moi! Il me rappelle des années bénies.
J'étais tout petit quand j'ai traversé ces montagnes et
quand je l'ai entendu pour la première fois. L'autre jour,
dès qu'il a frappé mon oreille, rien qu'à l'entendre, je me
suis senti subitement rajeuni, il m'a semblé que toute
mon enfance revivait en moi.
Je ne saurais vous dire par quel étrange et surnaturel
effet ma mémoire était fraîche comme une aube d'avril,
tout me revenait à la fois; les moindres détails de cette
époque heureuse m'apparaissaient nets, lumineux, éclal-
LA CHARRETTE A BOEUFS. 107
rés comme par le soleil levant. A mesure que la charrette
à bœufs s'approchait avec sa musique sauvage, je re-
voyais distinctement ce ravissant passé, et il me semblait
qu'entre ce passé et aujourd'hui 11 n'y avait rien. C'était
hier.
Oh! le beau temps! les douces et rayonnantes années!
J'étais enfant, j'étais petit, j'étais aimé. Je n'avais pas
l'expérience, et j'avais ma mère.
Les voyageurs autour de moi se bouchaient les oreilles;
moi j'avais le ravissement dans le cœur. Jamais chœur de
Weber, jamais symphonie de Beethoven, jamais mélodie
de Mozart n'a fait éclore dans une âme tout ce qu'éveillait
en moi d'angélique et d'ineffable le grincement furieux
de ces deux roues mal graissées dans un sentier mal
pavé.
La charrette s'est éloignée, le bruit s'est affaibli peu à
peu, et, à mesure qu'il s'éteignait dans la montagne,
l'éblouissante apparition de mon enfance s'éteignait dans
ma pensée; puis tout s'est décoloré et, quand la dernière
note de ce chant harmonieux pour moi seul s'est éva-
nouie dans la distance, je me suis senti retomber brus-
quement dans la réalité, dans le présent, dans la vie,
dans la nuit.
Qu'il soit béni, le pauvre bouvier inconnu qui a eu le
pouvoir mjstérieux de faire rayonner ma pensée et qui,
sans le savoir, a fait cette magique évocation dans mon
âme! Que le ciel soit avec le passant qui réjouit d'une
clarté inattendue le sombre esprit du rêveur!
Mon ami, ceci a rempli mon cœur. Je ne vous écrirai
rien de plus aujourd'hui.
VI
DE BAYONNR A SAINT-RKBASTIEN
29 juillet.
Je suis parti de Rayonne au soleil levant. La route est
charmante; elle court sur un haut plateau, ayant Biarritz
à droite et la mer à l'horizon. Plus près, une montagne;
plus près encore, une grande mare verte où un enfant
tout nu fait boire une vache. Le paysage est magnifique ;
ciel bleu, mer bleue, soleil éclatant. Du haut d'une colline
un âne regarde tout cela
Dans le mol abandon
D'un mandarin lettré qui mange du chardon.
Voici un joli château Louis XIII, le dernier qu'ait la
France de ce côté au midi.
A Bidart, on change de chevaux. Je remarque, à la porte
de l'église, une sorte d'idole bizarre, vénérée à présent
comme autrefois; dieu pour les payens, saint pour les
chrétiens. A qui ne pense pas il faut des fétiches.
Saint-Jean-de-Luz est un village cahoté dans les anfrac-
tuosités de la montagne. Un petit hôtel à tourelles, dans
le genre de celles de l'hôtel d'Angoulême au Marais, a sans
doute été bâti pour Mazarin à l'époque de Louis XIV.
DE BAÏO-NNE A SAINT-SÉBASTIEN. 109
La Bidassoa, jolie rivière à nom basque, semble faire la
frontière de deux langues comme de deux pays et garder
la neutralité entre le français et l'espagnol.
Nous traversons le pont. A l'extrémité méridionale la
voiture s'arrête. On demande les passe-ports. Un soldat en
pantalon de toile déchiré et en veste de vert rapiécé de
bleu au coude et au collet apparaît à la portière. C'est la
sentinelle; je suis en Espagne.
Me voici dans le pays où l'on prononce b pour v; ce
dont s'extasiait cet ivrogne de Scaliger : Felices populiy
s'écriait-il, quibiis vivere est bibere.
Je n'ai pas même regardé l'île des Faisans, où la maison
de France a épousé la maison d'Autriche, où Mazarin,
l'athlète de l'astuce, a lutté corps à corps avec Louis de
Haro, l'athlète de l'orgueil. Cependant une vache broutait
l'herbe; le spectacle est-il moins grand? la prairie est-
elle déchue? Machiavel dirait oui; Hésiode dirait non.
Point de faisans dans l'ile. Cette vache et trois canards
représentent les faisans; comparses loués s^ns doute pour
faire ce rôle à la satisfaction des passants.
C'est la règle générale. A Paris, au Marais, il n'y a pas
de marais ; rue des Trois-Pavillons, il n'y a pas de pavil-
lons; rue de la Perle, il y a des gotons; dans l'île des
Cygnes, il n'y a que des savates naufragées et des chiens
crevés. Quand un lieu s'appelle l'île des Faisans, il y a des
ards. 0 voyageurs, curieux impertinents, n'oubliez
ceci!
î»Jous sommes à Irun.
Mes yeux cherchaient avidement Irun. C'est là que l'Es-
pagne m'est apparue pour la première fois et m'a si fort
étonné, avec ses maisons noires, ses rues étroites, ses
balcons de bois et ses portes de forteresse, moi l'enfant
français élevé dans l'acajou de l'empire. Mes yeux, accou-
tumés aux lits étoiles, aux fauteuils à cous de cygne, aux
no PYRÉNÉES.
chenets en sphinx, aux bronzes dorés et aux marbres bleu
turquin, regardaient avec une sorte de terreur les grands
bahuts sculptés, les tables à pieds tors, les lits à balda-
quins, les argenteries contournées et trapues, les vitres
maillées de plomb, tout ce monde vieux et nouveau qui
se révélait à moi.
Hélas! Irun n'est plus Irun. Irun est maintenant plus
empire et plus acajou que Paris. Ce ne sont que maisons
blanches et contrevents verts. On sent que l'Espagne, tou-
jours arriérée, lit Jean-Jacques Rousseau en ce moment.
Irun a perdu toute sa physionomie. 0 villages qu'on
embellit, que vous devenez laids! Où est l'histoire? où est
le passé? où est la poésie? où sont les souvenirs? Irun res-
semble aux Batignolles.
A peine y a-t-il encore deux ou trois maisons noires à
balcons en surplomb. J'ai cru reconnaître pourtant et j'ai
salué du fond de l'âme la maison qui faisait face à celle
qu'occupait ma mère, cette vieille maison que je considé-
rais pendant de longues heures avec tant d'étonnement et
déjà, quoique enfant, français et nourri dans l'acajou, avec
une sorte de sympathie. La maison où ma mère a logé a
disparu dans un embellissement.
Il y a encore sur la place une vieille colonne aux armes
d'Espagne du temps de Philippe II. L'empereur Napoléon,
passant à Irun, s'est adossé à cette colonne.
En sortant d'Irun, j'ai reconnu la forme de la route, dont
un côté monte pendant que l'autre descend. Je me la
rappelle comme si je la voyais. C'était le matin. Les sol-
dats de notre escorte, gais comme le sont toujours les
soldats en temps de guerre lorsqu'ils partent avec des
vivres pour trois jours, montaient par la route qui s'élève,
et nous suivions la route qui descend.
Fontarabie m'avait laissé une impression lumineuse.
Elle était restée dans mon esprit comme la silhouette d'un
village d'or, avec clocher aigu, au fond d'un golfe bleu,
dans un élargissement immense. Je ne l'ai pas revue
comme je l'avais vue. Fontarabie est un assez joli village
DE BAVONNE A SAINT-SEBASTIEN. 111
situé sur un plateau avec une promenade d'arbres au bas
et la mer à côté, et assez près d'Irun. Une demi-lieue.
La route s'enfonce dans des montagnes superbes par la
forme, charmantes par la verdure. Les collines ont des
casaques de velours vert, usé çà et là. Une maison se pré-
sente, grande maison de pierre à balcon, avec un vas^te
blason qu'on prend d'abord pour l'écusson d'Espagne, tant
il est pompeux et impérialement bigarré. Une inscription
avertit : Estas armas de la casa Solar. A/lo 1759.
Un torrent côtoie le grand chemin. A chaque instant
des ponts d'une arche couverts de lierre, branlant sous
quelque chariot à bœufs qui le traverse. Cri affreux des
roues dans les ravins.
Depuis quelques instants un homme armé d'une esco-
pette court à côté de la diligence, vêtu comme un fau-
bourien de Paris ; veste ronde et pantalon large en velours
de coton couleur cuir; cartouchière sur le ventre; cha-
peau rond ciré comme nos cochers de fiacre, avec cette
inscription : cazadores de guipuzcoa. C'est-à-dire un gen-
darme.
Il escorte la diligence. Est-ce qu'il y a des voleurs? Pas
possible. On sort de France ! On hausse les épaules. Cepen-
dant on entre dans un village. Comment s'appelle cet
endroit? Astigarraga. Qu'est-ce que c'est que cette longue
voiture peinte en vert à la porte de cette auberge? C'est la
malle-poste. Pourquoi est-elle arrêtée, dételée et déchargée?
Elle est déchargée parce qu'elle n'a plus de chargement;
dételée parce qu'elle n'a plus de chevaux; arrêtée parce
qu'elle a été arrêtée. Arrêtée! par qui? Par des voleurs,
qui ont tué le postillon, emmené les chevaux, dévalisé la
voiture et détroussé les voyageurs. Et les pauvres diables
qui sont sur le seuil de l'auberge avec cet air piteux. Ce
sont les voyageurs. Ah! vraiment? On se réveille. Cela
est donc possible. Décidément, on voit qu'on est sorti de
France.
Le cazador vous quitte. Un autre se présente. Celui qui
vous quitte vient à la portière et vous demande l'aumône.
C'est sa paie.
On songe aux pièces d'or qu'on a dans sa poche et l'on
donne une pièce d'argent. Les pauvres donnent un sou,
U2 PYRENEES.
les avares un liard. Le cazador prend tout, reçoit la peseta,
prend le sou et accepte le liard. Le cazador ne sait guère
que courir sur la route, porter un fusil et demander l'au-
mône, c'est là toute son industrie.
Je me suis posé ce problème : que deviendrait le caza-
dor s'il n'y avait pas de voleurs? Belle question ! il se ferait
voleur.
J'en ai peur, du moins. Il faut bien que le cazador vive.
Les deux tiers des villages sont ruinés par les carlistes,
à moins que ce ne soit par les cristinos. La guerre civile
chouannait dans le Guipuzcoa et la Navarre, il y a six ans
à peine. En Espagne, la grande route appartient à la
guerre civile de temps en temps, aux voleurs toujours.
Les voleurs sont l'ordinaire.
Au moment d'entrer à Ilernani, la route tourne à droite
brusquement. Il y a un trottoir pour le piéton qui longe
le chemin. Force paysans en béret allant au marché vendre
leur bétail.
Comme la diligence descendait une côte au galop, un
pauvre bœuf effrayé s'est jeté dans une broussaille. Un
petit garçon de quatre ou cinq ans qui le conduisait lui a
pris la tète et la lui a cachée dans sa poitrine en le flattant
doucement de la main. Il faisait à ce bœuf ce que sa mère
lui fait sans doute à lui enfant. Le bœuf, tremblant de
tous ses membres, enfonçait avec confiance sa grosse tête
ornée de cornes énormes entre les petits bras de l'enfant,
en jetant de côté un coup d'œil effaré sur la diligence
emportée par six mules avec un horrible bruit de grelots
et de chaînes. L'enfant souriait et lui parlait tout bas.
Rien de touchant et d'admirable comme de voir cette force
brutale et aveugle gracieusement rassurée par la faiblesse
intelligente.
La diligence parvient au sommet d'une colline; spectacle
magnifique.
Un promontoire à droite, un promontoire à gauche,
deux golfes; un isthme au milieu, une montagne dans
la mer ; au pied de la montagne, une ville. Voilà Saint-
Sébastien.
Le premier coup d'œil est magique ; le second est amu-
sant. Un vieux phare sur la promenade à gauche. Une île
DE BAYONNE A SAINT-SÉBASTIEN. 113
dans la baie sous ce phare. Un couvent ruiné. Une plage
de sable. Les chariots à bœufs déchargent sur la plage les
navires chargés de minerai de fer. Le port de Saint-
Sébastien est un curieux enchevêtrement de musoirs com-
pliqués.
A droite, la vallée de Loyola pleine de rouges-gorges,
où l'Arumea, belle rivière couleur d'acier, dessine un fer
à cheval gigantesque. Sur le promontoire nord, quelques
pans de murs rasés, restes du fort d'où Wellington bom-
barda la ville en 1813. La mer brise admirablement.
Sur la porte de la ville, un beau cartouche fruste du
temps de Philippe II contenait sans doute les armes de la
ville, effacées par quelque révolution à la française. En
dedans de cette même porte, au-dessus du corps de garde
et de la sentinelle, un grand christ de bois peint saignant
à longues gouttes sous sa couronne d'épines. Un bénitier
à côté. Les soldats de garde jouent de la guitare et des
castagnettes.
L'aspect de Saint-Sébastien est celui d'une ville rebâtie
à neuf, régulière et carrée comme un damier.
Faute d'édifices à décrire, voulez-vous quelques traits
de mœurs locales?
Tout en dînant, j'entendais des rires dans la rue et des
castagnettes. Je sors, une nuée d'hommes étranges m'en-
toure; dépenaillés, drapés de haillons, fiers et élégants
comme les figures de Callot ; chapeaux d'incroyables du
Directoire; petites moustaches; air noble, spirituel et
effronté. On crie autour de moi : los estudiantes.' los estu-
dianles! Ce sont des écoliers de Salamanque en vacances.
L'un d'eux s'approche de moi, me salue, et me tend son
chapeau. J'y jette une peseta. Il se relève. Tous crient :
Viva! Ils courent ainsi le pays demandant l'aumône. Quel-
ques-uns sont riches. Cela les amuse. En Espagne, demander
l'aumône n'a rien de choquant. Cela se fait.
J'entre chez un barbier. Cet artiste habite une façon de
caveau. Trois grands murs et pas de fenêtres; une porte
au fond. Le logis est meublé d'un miroir Louis XV exquis,
de deux gravures coloriées d'Austerlitz et de Marengo,
d'un petit enfant et de quatre ou cinq grandes roues
comme il pouvait y en avoir jadis dans la maison du bour-
114 PYRÉNÉES.
reau. Cet homme parle quatre langues, sent très mauvais
et rase admirablement. Voici son histoire. Il est né à Aix-
la-Chapelle, et parle allemand. L'empereur en a fait un
français et l'empire un soldat, il parle français. Les espa-
gnols en 1811 l'ont fait prisonnier, il parle espagnol. Il
s'est marié dans le pays et a épousé une basquaise, comme
il dit. Il parle basque. Voilà ce que c'est que d'avoir des
aventures en quatre langues différentes.
Un grand et vigoureux basque, qui me dit se nommer
Oyarbide, s'offre à me porter mes effets. Il les soupèse. —
C'est lourd! — Combien veux-tu? — Une peseta. — C'est
dit. — Il charge le tout sur sa tête et semble gémir du
poids. Nous rencontrons une femme, une pauvre vieille
femme, pieds nus, déjà chargée. Il va à elle, lui dit en
basque je ne sais quoi; la femme s'arrête. Il lui charge
tout son paquet sur la tête dans le vaste panier qu'elle
porte déjà à moitié rempli, puis il vient près de moi. La
femme chemine devant. Oyarbide, les mains derrière le
dos, marche à mon côté et me fait la conversation. Il a un
cheval; il me l'offre pour une excursion à Renteria et à
Fontarabie; ce sera, pour un jour, huit piécettes. Nous
arrivons. La vieille femme pose le paquet aux pieds
d'Oyarbide et lui fait la révérence. Je donne à Oyarbide
•sa peseta. — Est-ce que vous ne donnez rien à cette pauvre
femme? me dit-il.
I
VII
SAINT-SEBASTIEN
Saint-Sébastien.
Il
Je suis en Espagne. J'y ai un pied du moins. Ceci est un
pays de poètes et de contrebandiers. La nature est magni-
fique ; sauvage comme il la faut aux rêveurs, âpre comme
il la faut aux voleurs. Une montagne au milieu de la mer.
La trace des bombes sur toutes les maisons, la trace des
tempêtes sur tous les rochers, la trace des puces sur tous
les chemins; voilà Saint-Sébastien.
Mais suis-je bien ici en Espagne? Saint-Sébastien tient
à l'Espagne comme l'Espagne tient à l'Europe, par une
langue de terre. C'est une presqu'île dans la presqu'île; et
ici encore, comme dans une foule d'autres choses, l'aspect
physique est la figure de l'état moral. On est à peine espa-
gnol à Saint-Sébastien; ou est basque.
C'est ici le Guipuzcoa, c'est l'antique pays des fueros,
ce sont les vieilles provinces libres vascongadas. On parle
bien un peu castillan, mais on parle surtout basciince. Les
femmes ont la mantille, mais elles n'ont pas la basquine;
et encore cette mantille, que les madrilènes portent avec
tant de coquetterie et de grâce jusque sur les yeux, les
guipuzcoanes la relèguent sur l'arvière-sommet de la tête.
116 PYRÉNÉES.
ce qui ne les empêche pas d'ailleurs d'être très coquettes
et très gracieuses. On danse le soir sur la pelouse en fai-
sant claquer ses doigts dans le creux de sa main ; ce n'est
que l'ombre des castagnettes. Les danseuses se balancent
avec une souplesse harmonieuse, mais sans verve, sans
fougue, sans emportement, sans volupté; ce n'est que
l'ombre de la cachucha.
Et puis les français sont partout; dans la ville, sur
douze marchands tenant bolicas, il y a trois français. Je
ne m'en plains pas; je constate le fait. Au reste, à ne les
considérer, bien entendu, que sous le côté des mœurs,
toutes ces villes-ci, en deçà comme au delà, Bayonne
comme Saint-Sébastien, Oloron comme Tolosa, ne sont
que des pays mixtes. On y sent le remous des peuples qui
se mêlent. Ce sont des embouchures de fleuves. Ce n'est
ni France, ni Espagne; ni mer, ni rivière.
Aspect singulier d'ailleurs et digne d'étude. J'ajoute
qu'ici un lien secret et profond, et que rien n'a pu
rompre, unit, même en dépit des traités, ces frontières
diplomatiques, même en dépit des Pyrénées, ces fron-
tières naturelles, tous les membres de la mystérieuse
famille basque. Le vieux mot Navarre n'est pas un mot.
On naît basque, on parle basque, on vit basque et l'on
meurt basque. La langue basque est une patrie, j'ai presque
dit une religion. Dites un mot basque à un montagnard
dans la montagne; avant ce mot, vous étiez à peine un
homme pour lui; vous voilà son frère. La langue espa-
gnole est ici une étrangère comme la langue française.
Sans doute cette unité vascougada tend à décroître et
finira par disparaître. Les grands états doivent absorber les
petits; c'est la loi de l'histoire et de la nature. Mais il est
remarquable que cette unité, si chétive en apparence, ait
résisté si longtemps. La France a pris un revers des Pyré-
nées, l'Espagne a pris l'autre; ni la France ni l'Espagne
n'ont pu désagréger le groupe basque. Sous l'histoire nou-
velle qui s'y superpose depuis quatre siècles, il est encore
parfaitement visible comme un cratère sous un lac.
Jamais la loi d'adhésion moléculaire sous laquelle se
forment les nations n'a plus énergiquement lutté contre
les mille causes de toutes sortes qui dissolvent et recom-
SAINT-SÉBASTIEN. 117
posent ces grandes formations naturelles. Je voudrais, soit
dit en passant, que les faiseurs d'histoire et les faiseurs de
traités étudiassent un peu plus qu'ils n'en ont l'habitude
cette mystérieuse chimie selon laquelle se fait et se défait
l'humanité.
Cette unité basque amène des résultats étranges. Ainsi le
Guipuzcoa est un vieux pays de communes. L'antique
esprit républicain d'Andorre et de Bagnères s'est répandu
depuis un siècle dans les monts Jaitzquivel, qui sont en
quelque façon le Jura des Pyrénées. Ici l'on vivait sous
une charte, tandis que la France était sous la monarchie
absolue très chrétienne et l'Espagne sous la monarchie
absolue catholique. Ici, depuis un temps immémorial, le
peuple élit l'alcade, et l'alcade gouverne le peuple. L'al-
cade est maire, l'alcade est juge, et il appartient au peuple.
Le curé appartient au pape. Que reste-t-il au roi? le soldat.
Mais, si c'est un soldat castillan, le peuple le rejettera;
si c'est un soldat basque, le curé et l'alcade auront son
cœur, le roi n'aura que son uniforme.
Au premier abord, il semblerait qu'une nation pareille
était admirablement préparée pour recevoir les nouveautés
françaises. Erreur. Les vieilles libertés craignent la liberté
nouvelle. Le peuple basque l'a bien prouvé.
Au commencement de ce siècle, les certes, qui faisaient
à tout propos, et souvent d'ailleurs à propos, des traduc-
tions de la constituante, décrétèrent l'unité espagnole.
L'unité basque se révolta. L'unité basque, acculée à ses
montagnes, entreprit la guerre du nord contre le midi. Le
jour où le trône rompit avec les cortès, c'est dans le Gui-
puzcoa que la royauté effrayée et traquée se réfugia. Le
pays des droits, la nation des fueros cria : Viva el re;/ neto!
L'antique liberté basque fit cause commune contre l'esprit
révolutionnaire avec l'antique monarchie des Espagnes et
des Indes.
Et sous cette contradiction apparente il y avait une
logique profonde et un instinct vrai. Les révolutions —
insistons sur ceci — ne traitent pas moins rudement les
anciennes libertés que les anciens pouvoirs. Elles remet-
tent tout à neuf, et refont tout sur une grande échelle ;
car elles travaillent pour l'avenir, et elles prennent dès à
118 PYRÉNÉES.
présent la mesure de l'Europe future. De là ces immenses
généralisations qui sont, pour ainsi dire, les cadres des
nations de l'avenir et qui s'approprient si difficilement aux
vieux peuples, et qui tiennent si peu compte des vieilles
mœurs, des vieilles lois, des vieilles coutumes, des vieilles
franchises, des vieilles frontières, des vieux idiomes, des
vieux empiétements, des vieux nœuds que toutes les
choses font, des vieux principes, des vieux systèmes-, des
vieux faits.
Dans la langue révolutionnaire, les vieux principes s'ap-
pellent préjugés, les vieux faits s'appellent abus. Cela est
tout à la fois vrai et faux. Quelles qu'elles soient, républi-
caines ou monarchiques, les sociétés vieillies se remplis-
sent d'abus, comme les vieux hommes de rides et les vieux
édifices de ruines; mais il faudrait distinguer, arracher la
ronce et respecter l'édifice, arracher l'abus et respecter
l'état. C'est ce que les révolutions ne savent, ne veulent
ou ne peuvent faire. Distinguer, choisir, élaguer, elles
ont bien le temps vraiment! elles ne viennent pas pour
sarcler le champ, mais pour faire trembler la terre.
Une révolution n'est pas un jardinier, c'est le souffle de
Dieu.
Elle passe une première fois, tout s'écroule ; elle passe
une seconde fois, tout renaît.
Les révolutions donc malmènent le passé. Tout ce qui
a un passé les craint. Aux yeux des révolutions, l'antique
roi d'Espagne était un abus, l'antique alcade basque en
était un autre. Les deux abus ont senti le péril et se sont
ligués contre l'ennemi commun; le roi s'est appuyé sur
l'alcade. Et voilà comment il s'est fait qu'au grand étonne-
ment de ceux qui ne voient que les surfaces des choses,
la vieille république guipuzcoane a lutté pour le vieux
despotisme castillan contre la constitution de 1812.
Ceci, du reste, n'est pas sans analogie avec le fait de la
Vendée. La Bretagne était un pays d'états et de franchises.
Le jour où la République une et indivisible fut décrétée,
la Bretagne sentit confusément que l'unité bretonne allait
se perdre dans la grande unité française; elle se leva
comme un seul homme pour défendre le passé et lutter
pour le roi de France contre la Convention nationale.
SALNT-SÉBASTIEN. 119
Les anciens peuples qui combattent de la sorte sont trop
faibles pour descendre en plaine et livrer des batailles
rangées aux races nouvelles, aux idées nouvelles, aux
armées nouvelles; ils appellent la nature à leur aide; ils
font la guerre de bruyères, la guerre de montagnes, la
guerre du désert. La Vendée fit la guerre de bruyères;
le Guipuzcoa fit la guerre de montagnes ; l'Afrique fait la
guerre du désert.
Cette guerre a laissé ici sa trace partout. Au milieu de
la plus belle nature et de la plus belle culture, parmi des
champs de tomates qui vous montent jusqu'aux hanches,
parmi des champs de maïs où la charrue passe deux fois
par saison, vous voyez tout à coup une maison sans vitres,
sans porte, sans toit, sans habitants. Qu'est cela? Vous
regardez. La trace de l'incendie est sur les pierres du mur.
Qui a brûlé cette maison? ce sont les carlistes. Le chemin
tourne. En voici une autre. Qui a brûlé celle-ci? les cris-
tinos. Entre Hernani et Saint-Sébastien, j'avais entrepris
de compter les ruines que je voyais de la route. En cinq
minutes, j'en ai compté dix-sept. J'y ai renoncé.
En revanche, la petite révolution anti-espartérlste,
qu'on appelle el pronunciamienlo, s'est faite à Saint-Sébas-
tien le plus paisiblement du monde. Saint-Sébastien ne
bougeait pas, laissant les autres villes de la province se
prononcer à leur fantaisie. Sur ce, arrive un message des
gens de Pampelune. Qu'il faut un pronunciamiento à
Saint-Sébastien, ou qu'autrement ils y descendront. Saint-
Sébastien n'a pas peur, mais cette pauvre ville est fatiguée.
La guerre civile d'Espartero après la guerre civile de don
Carlos, c'était trop. Les principaux de la ville se sont
réunis à l'ayuntamiento ; on a convoqué les deux oflBciers
de chaque compagnie de la milice urbaine; on a dressé
dans une salle une table avec tapis vert ; sur cette table
on a rédigé une chose quelconque, on a lu cette chose par
une fenêtre aux personnes qui étaient dans la place;
quelques enfants qui jouaient aux marelles se sont inter-
rompus un instant et ont crié : Vivat. Le soir même on a
signifié ces événements à la garnison qui était dans le
castillo. La garnison a adhéré à la chose écrite sur la
table de la mairie et lue à la fenêtre de la place. Le lende-
II
120 PYRÉNÉES.
main le général a pris la poste, le surlendemain le chef
politique a pris la diligence ; deux jours après le colonel
s'en est allé. La révolution était faite.
Voilà du moins l'histoire telle qu'on me l'a contée.
Je faisais route, en traversant ce beau pays dévasté,
avec un ancien capitaine carliste, juché comme moi sur
l'impériale de las diligencias peninsulares de Bayonne.
C'était un homme de bonnes manières, distingué, silen-
cieux, pensif. Je lui demandai à brûle-pourpoint en espa-
gnol : Que pensa usled de don Carlos ? (Que pensez-vous
de don Carlos ?) Il me répondit en français : Cest un
imbécile. Prenez imbécile dans le sens d'imbecillis, débile.
Vous aurez un jugement vrai qui ne tombera pas sur
l'homme, mais sur le moment donné où l'homme a vécu.
Cette guerre de 1833 à 1839 a été sauvage et violente.
Les paysans ont vécu cinq ans dispersés dans les bois et
dans la montagne, sans mettre le pied dans leurs maisons.
Tristes instants pour une nation que ceux où le chez soi
disparaît. Les uns étaient enrôlés, les autres en fuite. Il
fallait être carliste ou cristino. Les partis veulent qu'on
soit d'un parti. Les cristinos brûlaient les carlistes, et les
carlistes les cristinos. C'est la vieille loi, la vieille histoire,
le vieil esprit humain.
Ceux qui s'abstenaient étaient traqués aujourd'hui par
les carlistes et fusillés demain par les cristinos. Toujours
quelque incendie fumait à l'horizon.
Les nations en guerre connaissent le droit des gens, les
partis l'ignorent.
Ici la nature fait tout ce qu'elle peut pour rasséréner
l'homme, et l'homme fait tout ce qu'il peut pour assom-
brir la nature.
Don Carlos ne prenait, de sa personne, aucune part à la
guerre. Il résidait tantôt à Tolosa, tantôt à Hernani. Quel-
quefois, il allait d'une ville à l'autre, tenant une petite
cour, ayant des levers, et vivant selon l'étiquette espa-
gnole la plus rigoureuse. Quand il arrivait dans quelque
village où il n'avait pas encore logé, on lui choisissait la
meilleure maison; mais il savait se contenter de peu. Il
allait ordinairement vêtu d'une redingote de couleur
sombre, sans épaulettes ni broderies, avec la toison d'or
SAI.NT-SEBASTIEX. l'21
et la plaque de Charles III. Son fils, le prince des Asturies,
portait le béret basque, et avait fort bonne mine ainsi.
Don Carlos, madame la princesse de Beïra, sa femme, et
le prince des Asturies, voyageaient à cheval ; et madame
la princesse de Beïra donnait l'exemple du courage dans
le péril et de la gaieté dans la fatigue. Plusieurs fois le
groupe royal faillit être surpris par Espartero ; la prin-
cesse alors montait allègrement à cheval, et disait en
riant : Vamos,
Ferdinand VII n'aimait pas don Carlos, et le craignait. Il
l'accusait de conspirer sous son règne; ce qui n'était pa5.
Pourtant, la dernière personne que le roi Ferdinand voyait
tous les soirs avant de s'endormir, c'était son frère. A mi-
nuit, don Carlos entrait, baisait la main du roi, et sortait,
souvent sans que les deux frères eussent échangé une
parole.
Les gardes du corps avaient ordre de ne laisser entrer
à cette heure dans la chambre royale que don Carlos et le
fameux père Cyrilio. Ce père Cyrillo avait de l'esprit et
des lettres. C'est un profil qui eût valu la peine d'être des-
siné entre deux pareils princes et deux pareils frères. Les
partis l'ont défiguré à fantaisie avec une étrange fureur.
Il y avait beaucoup d'anglais parmi les gardes du corps
de Ferdinand VII. C'était à eux que le roi parlait le plus
volontiers quand il allait jouer, après la messe, une partie
de billard, qui était sa plus grande aflaire, et qui durait
presque toute la journée. Lorsqu'il était en belle humeur,
leur donnait des cigares.
A vrai dire, don Carlos fut perdu comme prétendant le
Hour où Zumalacarregui mourut. Zuraalacarregui était un
rrai basque. Il était le nœud du faisceau carliste. Après
mort, l'armée de Charles Vne fut plus qu'un fagot délié,
)mme dit le marquis de Mirabeau. Il y avait deux partis
lutour de don Carlos, le parti de la cour, tl rey neto, et le
>arti des droits, los fueros. Zumalacarregui était l'homme
"des « droits ». Il neutralisait près du prince l'influence
cléricale ; il disait souvent : Jl demonio los frayles ! Il tenait
tête au père Larranaga, confesseur de don Carlos. La
Navarre adorait Zumalacarregui. Grâce à lui, l'armée de
don Carlos compta un moment trente mille combattants
m P VUE M'ES.
réguliers et deux cent cinquante mille insurgés auxiliaires,
répandus dans la plaine, dans la forêt et dans la montagne.
Le général basque traitait d'ailleurs « son roi » assez
cavalièrement. C'était lui qui plaçait et déplaçait à sa fan-
taisie celte pièce capitale de la partie d'échecs qu'on jouait
alors en Espagne. Zuraalacarregui écrivait sur un chiffon
de papier : Hoy su magestad ira a tal parte I Don Carlos
allait.
La guerre de Navarre finit en 1839, brusquement. La
trahison de Maroto, payée, dit-on, un million de piastres,
brisa l'armée carliste. Don Carlos, obligé de se réfugier en
France, fut conduit jusqu'à la frontière à coups de fusil.
Ce jour-là, quelques familles de Bayonne étaient allées
pour S9 divertir précisément à ce point de la frontière où
le hasard amena don Carlos. Elles assistèrent à l'entrée du
prince et à la dernière lutte de la petite troupe fidèle qui
l'entourait. Dès que le prince eut mis le pied sur le terri-
toire français, la fusillade cessa.
11 y avait là une pauvre masure de chevrier. Don Carlos
y entra. En entrant, il dit à madame la princesse de Beira
qui l'accompagnait : — Avez-vous eu peur? — Non, sei-
gneur, répondit-elle.
Puis le prince demanda une chaise et se fit dire la messe
par son chapelain. La messe entendue, il prit le chocolat
et fuma un cigare.
La 4)oignée d'hommes qui avaient combattu pour lui
jusqu'au dernier moment ne se composait que de navar-
rais. Elle fut entourée et saisie par un détachement fran-
çais. Ces pauvres soldats s'en allèrent d'un côté et don
Carlos de l'autre. Il ne leur adressa pas une parole ; il ne
les regarda même pas. Le prince et l'armée se séparèrent
sans un adieu.
Elio, qui avait passé dix-sept mois en prison par ordre
de don Carlos, était de cette troupe. Quand il arriva à
Bayonne, le général Harispe lui dit : — Général Elio, j'ai
ordre de faire une exception pour vous. Demandez-moi
tout ce que vous voudrez. Que désirez-vous pour vous et
votre famille? — Du pain et des souliers pour mes soldats,
dit Elio. — Et pour votre famille ? — Je viens de vous le
dire. — Vous n'avez parlé que de vos soldats, reprit le
SAINT-SÉBASTIEN.
123
général Harispe. — Mes soldats, répondit Elio, c'est ma
famille. — Elio était un héros.
Saint-Sébastien a vu ces événements, et bien d'autres
encore. Il a été bombardé par les français en 1719, et
brûlé en 1813 parles anglais.
Mais on m'annonce que le courrier part. Je jette à la
hâte, et sans le relire, tout ce griffonnage sous enveloppe.
Il me semble que je puis finir cette letti-e par un bombar-
dement et un incendie.
VIII
PASAGES
L'autre jour j'étais sorti de Saint-Sébastiea à l'heure de
la marée. J'avais pris à gauche, à l'extrémité de la prome-
nade, par le pont de bois sur l'Urumec, qu'on passe pour
un quarto. Une route s'était présentée, je l'avais acceptée
au hasard, et j'allais, je marchais dans la montagne sans
trop savoir où j'étais.
Peu à peu le paysage extérieur, que je regardais vague-
ment, avait développé en moi cet autre paysage intérieur
que nous nommons la rêverie. J'avais l'œil tourné et
ouvert au dedans de moi, et je ne voyais plus la nature,
je voyais mon esprit. Je ne pouvais dire ce que je faisais
dans cet état auquel vous me savez sujet; je me rappelle
seulement d'une manière confuse que je suis resté quel-
ques minutes arrêté devant un liseron dans lequel allait
et venait une fourmi et que dans ma rêverie ce spectacle
se traduisait en cette pensée : — Une fourmi dans un lise-
ron. Le travail et le parfum. Deux grands mystères, deux
grands conseils.
Je ne sais depuis combien de temps je marchais ainsi,
quand tout à coup un bruit aigu composé de mille cris
PASAGES. 125
bizarres m'a réveillé. J'ai regardé ; j'étais entre deux col-
lines avec de hautes montagnes pour horizon, et j'allais
droit à un bras de mer auquel la route que je suivais
aboutissait brusquement à vingt toises devant moi. Là,
au point où le chemin plongeait dans le flot, il y avait
quelque chose de singulier.
Une cinquantaine de femmes, rangées sur une seule
ligne comme une compagnie d'infanterie, semblaient at-
tendre quelqu'un et l'appeler, et le réclamer, avec des
glapissements formidables. La chose m'a fort émerveillé ;
mais ce qui a redoublé ma surprise, c'a été de reconnaître,
au bout d'un instant, que ce quelqu'un, si attendu, si ap-
pelé, si réclamé, c'était moi. La route était déserte, j'étais
seul, et toute cette bourrasque de cris s'adressait vraiment
à moi.
Je me suis approché, et mon étonnement s'est encore
accru. Ces femmes me jetaient toutes à la fois les paroles
les plus vives et les plus engageantes : Seflor frnnces,
benga usted con migo! — Con migo, caballero ! — Ven,
hombre, muy bonila soy!
Elles m'appelaient avec les pantomimes les plus expres-
sives et les plus variées, et pas une n'avançait vers moi.
Elles semblaient des statues vivantes enracinées dans le
sol auxquelles un magicien eût dit : Faites tous les cris,
faites tous les gestes; ne faites point un pas. Du reste,
elles étaient de tout âge et de toute figure, jeunes, vieilles,
laides, jolies, les jolies coquettes et parées, les vieilles en
haillons. Dans les paj-s rustiques, la femme est moins heu-
reuse que le papillon de son champ. Il commence par
être chenille; ici c'est parla que la femme finit.
Comme elles parlaient toutes à la fois, je n'en entendais
aucune, et j'ai été quelque temps avant de comprendre.
Enfin des barques amarrées au rivage m'ont expliqué la
chose. J'étais au milieu d'un groupe de batelières qui
m'offraient de me faire passer l'eau.
Mais pourquoi des batelières et non des bateliers? Que
signifiait cette obsession si ardente qui semblait avoir une
frontière et ne jamais la franchir? Enfin, où voulaient-elles
ne conduire? Autant d'énigmes, autant de raisons pour
aller en avant.
126 PYRÉNÉES.
Je demandai son nom à la plus jolie; elle s'appelait Pepa.
Je sautai dans son bateau.
En ce moment j'aperçus un passager qui était déjà dans
une autre barque ; nous courions risque d'attendre long-
temps chacun de notre côté ; en nous réunissant nous
pouvions partir tout de suite. Comme le dernier venu,
c'était à moi de rejoindre l'autre. Je quittai donc le bateau
de Pepa. Pepa faisait la moue ; je lui donnai une peseta;
elle prit l'argent et continua de faire la moue, ce qui me
flatta singulièrement ; car une peseta, c'était, comme me
l'expliqua mon compagnon de route, le double du prix
maximum du passage. Elle avait donc l'argent, sans la peine.
Cependant nous avions quitté le bord, et nous voguions
dans un golfe où tout était vert, la vague et la colline, la
terre et l'eau. Notre nacelle était conduite par deux
femmes, une vieille et une jeune, la mère et la fille. La
fille, fort jolie et fort gaie, avait nom Manuela et surnom
la Catalana. Les deux batelières ramaient debout, d'arrière
en avant, chacune avec un seul aviron, d'un mouvement
lent, simple et gracieux. Toutes deux parlaient passable-
ment français. Manuela, avec son petit chapeau de toile
cirée orné d'une grosse rose, sa longue natte, tressée et
flottante sur le dos à la mode du pays, son fichu jaune vif,
son jupon court, sa jupe bien faite, montrait les plus belles
dents du monde, riait beaucoup et était charmante. Quant
à la mère, hélas! elle aussi avait été papillon.
Mon compagnon était un espagnol silencieux, qui, me
trouvant plus silencieux que lui, prit, comme il arrive
toujours, le parti de m'adresser la parole. Il commença,
bien entendu, par achever son cigare. Puis il se tourna
vers moi. En Espagne, cigare qui finit, causerie qui com-
mence. Moi, comme je ne fume pas, je ne cause pas. Je
n'ai jamais la grande raison qui fait le commencement
d'une conversation, la fin d'un cigare.
— Seigneur, me dit mon homme en espagnol, l'avez-
vous déjà vu?
Je lui répondis en espagnol :
— Non, seigneur.
Remarquez le non, et admirez-le. Si j'avais dit : Quoi? ce
qui eût été plus naturel, j'aurais eu une explication, et
i
PASAGES. 127
j'aurais eu probablemeut tout de suite la clef de mes
énigmes ; or je voulais garder mon petit mystère le plus
longtemps possible, et je tenais à ne pas savoir où j'allais.
— En ce cas. seigneur, reprit mon compagnon, vous
allez voir quelque chose de très beau.
— En vérité? fis-je.
— Cela est fort long.
Fort long? pensai-je; qu'est-ce que cela peut être?
L'espagnol repartit : — C'est la plus longue qu'il y ait
dans la province.
— Bon, me dis-je à moi-même, la chose est du féminin.
— Seigneur, reprit mon compagnon, en avez-vous déjà
vu d'autres?
— Quelquefois, répondis-je. Autre réponse dans le goût
de la première.
— Je gage que vous n'en avez point vu de plus longue.
— Oh ! oh ! vous pourriez perdre.
— Voyons, quelles sont celles que le seigneur cavalier a
déjà vues?
La question devenait pressante. Je répondis : — Celle de
Bayonne, — sans savoir de quoi je parlais.
— Celle de Bayonne ! s'écria mon homme, celle de
Bayonne! Eh bien, monsieur, celle de Bayonne a trois
înts pieds de moins que celle-ci. L'avez-vous mesurée?
Je répondis avec le même sang-froid : — Oui, seigneur.
Eh bien, mesurez celle-ci.
\ — J'y compte bien.
[— Vous serez édifié. Un escadron de cavalerie y tiendrait
ir une seule file.
— Pas possible.
' — Comme je vous le dis, cavalier. Je vois que le seigneur
ivalier est un amateur.
— Forcené.
— Vous êtes français, reprit mon homme; et, s'épanouis-
sant, il ajouta :
— Vous venez peut-être de France tout exprès pour la
voir.
— Précisément. Tout exprès.
Mon espagnol était rayonnant. 11 me tendit la main et
me dit :
128 PYRÉNÉES.
— Eh bien, monsieur (il dit le mot monsieur en fran-
çais, grande courtoisie), vous allez être content. C'est droit
comme un 1, c'est tiré au cordeau, c'est magnifique.
Diable ! pensai-je, est-ce que ce joli golfe aurait pour
prolongement une rue de Rivoli? Quelle amère dérision!
fuir la rue de Rivoli jusque dans le Guipuzcoa, et l'y retrou-
ver emmanchée à un bras de mer, ce serait triste!
Cependant notre barque avançait toujours. Rlle doubla
un petit cap qu'une grande maison ruinée domine de ses
quatre murailles percées de portes sans battants et de
fenêtres sans châssis.
Tout à coup, comme par magie, et sans que j'eusse
entendu le sifïlet du machiniste, le décor changea, et un
ravissant spectacle m'apparut.
Un rideau de hautes montagnes vertes découpant leurs
sommets sur un ciel éclatant; au pied de ces montagnes,
une rangée de maisons étroitement juxtaposées; toutes
ces maisons peintes en blanc, en safran, en vert, avec
deux ou trois étages de grands balcons abrités par le
prolongement de leurs larges toits roux à tuiles creuses ;
à tous ces balcons mille choses flottantes, des linges à
sécher, des filets, des guenilles rouges, jaunes, bleues ;
au pied de ces maisons, la mer ; à ma droite, à mi-côte,
une église blanche; à ma gauche, au premier plan, au
pied d'une autre montagne, un autre groupe de maisons
à balcons aboutissant à une vieille tour démantelée ; des
navires de toute forme et des embarcations de toute gran-
deur rangées devant les maisons, amarrées sous la tour,
courant dans la baie ; sur ces navires, sur cette tour, sur
ces maisons, sur cette église, sur ces guenilles, sur ces
montagnes et dans ce ciel, une vie, un mouvement, un
soleil, un azur, un air et une gaieté inexprimables; voilà
ce que j'avais sous les yeux.
Cet endroit magnifique et charmant comme tout ce qui
a le double caractère de la joie et de la grandeur, ce lieu
inédit qui est un des plus beaux que j'aie vus et qu'aucun
« tourist » ne visite, cet humble coin de terre et d'eau qui
serait admiré s'il- était en Suisse et célèbre s'il était en
Italie, et qui est inconnu parce qu'il est en Guipuzcoa, ce
petit éden rayonnant où j'arrivais par hasard, et sans
PASAGES. 129
-avoir où j'allais, et sans savoir où j'étais, s'appelle en .
♦espagnol Pasages et en français le Passage.
La marée basse laisse la moitié de la baie à sec et la
sépare de Saint-Sébastien qui est lui-même presque séparé
du monde. La marée haute rétablit « le Passage ». De là
ce nom.
La population de ce bourg n'a qu'une industrie, le tra-
vail sur l'eau. Les deux sexes se sont partagé ce travail
selon leurs forces. L'homme a le navire, la femme a la
barque ; l'homme a la mer, la femme a la baie : l'homme
va à la pêche et sort du golfe, la femme reste dans le
golfe et a passe » tous ceux qu'une affaire ou un intérêt
amène de Saint-Sébastien. De là les bateleras.
Ces pauvres femmes ont si rarement un passager qu'il
a bien fallu s'entendre. A chaque passant, elles se seraient
dévorées et auraient peut-être dévoré le passant. Elles se
sont fait une limite qu'elles ne franchissent pas, et une
charte qu'elles ne violent pas. C'est un pays extraordi-
naire.
Dès que la marée monte, elles amènent leurs barques
à l'endroit où la route s'inonde, et se tiennent là dans les
rochers, filant leur quenouille, attendant.
Chaque fois qu'un étranger se présente, elles courent à
la limite qu'elles se sont fixée, et chacune tâche d'appeler
sur elle le choix de l'arrivant. L'étranger choisit. Son choix
fait, toutes se taisent. L'étranger qui a choisi est sacré. On
le laisse à celle qui l'a. Le passage ne coûte pas cher. Les
pauvres donnent un sou, les bourgeois un real, les sei-
gneurs une media-peseta, les empereurs, les princes et les
poètes une peseta.
Cependant la barque avait touché le débarcadère. J'étais
tellement ébloui du lieu que j'ai jeté en hâte une peseta à
Manuela, et que j'ai sauté sur le rivage, oubliant tout ce
que m'avait dit l'espagnol et l'espagnol lui-même , qui a
dû, j'y songe maintenant, me regarder partir d'un air fort
ébahi.
Une fois à terre, j'ai pris la première rue qui s'est pré-
sentée ; procédé excellent et qui vous mène toujours où
vous voulez aller, surtout dans les villes qui, comme
Pasages, n'ont qu'une rue.
130 PVHK.NKES.
J'ai parcouru cette rue unique dans toute sa longueur.
Elle se compose de la montagne, à droite, et à gauche de
l'arrière-façade de toutes les maisons qui ont leur devan-
ture sur le golfe.
Ici, nouvelle surprise. Rien n'est plus riant et plus frais
que le Passage vu du côté de l'eau, rien n'est plus sévère
et plus sombre que le Passage vu du côté de la montagne.
Ces maisons si coquettes, si gaies, si blanches, si lumi-
neuses sur la mer, n'offrent plus, vues de cette rue étroite,,
tortueuse et dallée comme une voie romaine, que de hautes
murailles d'un granit noirâtre, percées de quelques rare.s
fenêtres carrées, imprégnées des émanations humides du
rocher, morne rangée d'édifices étranges, sur lesquels se
profilent, sculptés en ronde bosse, d'énormes blasons por-
tés par des lions ou des hercules- et coiffés de raorions
gigantesques. Par devant ce sont des chalets; par derrière
ce sont des citadelles.
Je me faisais mille questions. Qu'est-ce que ce lieu extra-
ordinaire? Que peut signifier une rue écussonnée d'un
bout à l'autre ? On ne voit de ces rues-là que dans le&
villes de chevaliers comme Rhodes et Malte. D'ordinaire
les armoiries ne se coudoient pas. Elles veulent l'isole-
ment; elles ont besoin d'espace comme tout ce qui est
grand. Il faut tout un donjon à un blason comme toute
une montagne à un aigle. Quel sens peut avoir un village
armorié? Cabanes par devant, palais par derrière, qu'est-ce
que cela veut dire? Quand vous arrivez par la mer, votre
poitrine se dilate, vous croyez voir une bucolique; vous
vous écriez : Oh ! la douce et candide et naïve peuplade
de pêcheurs! Vous entrez, vous êtes chez des hidalgos;
vous respirez l'air de l'Inquisition; vous voyez se dresser
à l'autre bout de la rue le spectre livide de Philippe II.
Chez qui est-on quand on est à Pasages? Est-on chez des
paysans? est-on chez des grands seigneurs? Est-on en Suisse
ou en Castille? N'est-ce pas un endroit unique au monde
que ce petit coin de l'Espagne où l'histoire et la nature se
rencontrent et construisent chacune un côté de la même
ville; la nature avec ce qu'elle a de plus. gracieux, l'his-
toire avec ce qu'elle a de plus sinistre?
Il y a trois églises à Pasages, deux noires et une blanche.
l'ASAGES. 131
La principale, qui est noire, est d'un caractère surpre-
nant. A Texlérieur, c'est un bloc de pierres; à l'intérieur,
c'est la nudité d'un sarcophage. Seulement, sur ces mu-
railles moroses que ne relève aucune sculpture, que
n'égaie aucune fresque, que ne traverse aucun vitrail,
vous voyez tout à coup reluire et resplendir un autel,
qui est à lui seul toute une cathédrale.
C'est une immense boiserie appliquée au mur, ciselée,
peinte, menuisée, ouvrée, dorée, avec des statues, des sta-
tuettes, des culonnes torses, des rinceaux, des arabesques,
des volutes, des reliques, des roses, des cires, des saints,
des saintes, du clinquant et des pas^equilles. Cela part du
pavé, et cela ne s'arrête qu'à la voûte. Nulle transition
entre la nudité du mur et la parure de l'autel. C'est une
magnifique architecture vermeille et fleurie qui végète,
on ne sait comment, dans l'ombre de cette cave de granit,
et qui, au moment oti l'on s')- attend le moins, fait dans les
coins obscurs des broussailles d'or et des pierreries.
Il y a quatre ou cinq de ces autels dans l'église de
Pasages. Cette mode est , du reste , propre à toutes les
églises de la province ; mais c'est à Pasages qu'elle pro-
duit son contraste le plus singulier.
La première chose qui m'a frappé en entrant dans
l'église, c'est une tête sculptée dans une muraille qui fait
face au portail. Cette tête est peinte en noir, avec des
yeux blancs, des dents blanches et des lèvres rouges, et
r^farde l'église d'un air de stupeur. Comme je considérais
cette sculpiure mystérieuse, el sei'ior cura a passé; il s'est
approché de moi; je lui ai demandé s'il savait ce que signi-
fiait ce masque de nègre devant le seuil de son église. Il
ne le sait pas, et, m'a-t-il dit, personne dans le pays ne Ta
jamais su.
Au bout de deux heures, ayant tout vu ou du moins
tout effleuré, je me suis rembarqué. Manuela m'attendait.
Car c'était lini, elle avait pris possession de moi, je lui
appartenais, j'étais sa chose.
Comme j'enjambais le rebord du bateau, quelqu'un m'a
saisi le bras; je me suis retourné. C'était le digne homme
avec lequel j'avais passé, le matin, le bras de mer, et dont
j'ai oublié de vous faire le portrait; je répare mon oubli.
132 PYRÉNÉES.
Chapeau râpé à haute forme et à bords étroits, redingote
bleue usée aux coutures, boutonnée de deux boutons l'un,
grosse chaîne de montre avec clef de cornaline, figure de
juif sans le sou qui prête son nom pour des opérations
douteuses. Voici maintenant notre dialogue sur le bord
du bateau.
Figurez-vous-le dans le castillan le plus rapide que vous
pouvez imaginer :
— Eh bien, seigneur français?
— Eh bien ?
— Qu'en dites-vous?
— De quoi ?
— L'avez-vous vue?
— Quoi?
— L'avez-vous mesurée?
— Quoi ?
— N'est-ce pas la plus longue de la province?
— De quelle province et qu'est-ce qui est long?
— Pardieu! la corderie.
— Quelle corderie?
— La corderie que vous venez de voir ! La corderie
d'ici, donc ?
— Il y a une corderie ici?
— Ah! le seigneur cavalier français est de belle humeur
et veut s'amuser; mais il sait bien qu'il y a une corderie,
puisqu'il a fait deux cents lieues exprès pour la voir.
— Moi? pas du tout.
— N'est-ce pas que c'est beau? tiré au cordeau? long?
magnifique? droit comme un J?
— Je n'en sais rien.
— Ah çà! reprit l'homme en me regardant entre les
deux yeux, sérieusement, cavalier, vous ne l'avez donc
pas vue ?
— Quoi?
— La corderie?
— Apprenez, seigneur, répliquai-je avec majesté, que je
hais particulièrement les choses longues, magnifiques et
tirées au cordeau, et que je ferais deux cents lieues pour
ne pas voir une corderie.
Je dis ces paroles mémorables d'une façon si solennelle
I
PASAGKS. 133
et avec un accent si profond que mon homme en recula.
Il me regarda d'un air effaré ; et, tandis que la barque
s'éloignait du bord, je l'entendis qui disait aux bateleras
restées sur l'escalier, en me désignant d'un haussement
d'épaules : Un loco. IJn fou.
De retour à Saint- Sébastien, j'ai annoncé dans mon
auberge que j'irais le lendemain m'installer à Pasages.
Ceci a causé un effroi général.
— Qu'allez-vous faire là, monsieur? Mais c'est un trou.
Ln désert. Un pays de sauvages. Mais vous n'y trouverez
pas d'auberge !
— Je me logerai dans la première maison venue. On
trouve toujours une maison, une chambre, un lit.
— Mais il n'y a pas de toit aux maisons, pas de porte
aux chambres, pas de matelas aux lits.
— Cela doit être curieux.
— Mais que mangerez-vous?
— Ce qu'il y aura.
— Il n'y aura que du pain moisi, du cidre gâté, de l'huile
rance et du vin de peau de bouc.
— J'essaierai de cet ordinaire.
— Comment, monsieur, vous êtes décidé ?
— Décidé.
— Vous faites ce que personne n'oserait faire ici.
— En vérité? cela me tente.
— Aller coucher à Pasages, cela ne s'est jamais vu !
Et l'on faisait presque des signes de croix.
Je n'ai voulu rien entendre, et le lendemain, à l'heure
de la marée, je suis parti pour Pasages.
Maintenant voulez-vous connaître le résultat? Voici où
m'a mené mon imprudence.
Je commence par vous dire ce que j'ai sous les j-eux au
moment où je vous écris.
Je suis sur un long balcon qui donne sur la mer. Je suis
accoudé à une table carrée recouverte d'un tapis vert.
J'ai à ma droite une porte-fenêtre qui s'ouvre dans ma
chambre, car j'ai une chambre, et cette chambre a une
13i PYRÉNÉES.
porte. A ma gauche j'ai la baie. Sous mon balcon sont
amarrés deux navires, dont un vieux, dans lequel tra-
vaille un matelot bayonnais qui chante du matin au soir.
Devant moi, à deux encablures, un autre navire tout neuf
et très beau qui va partir pour les Indes. Au delà de ce
navire, la vieille tour démantelée, le groupe de maisons
qu'on appelle el olre Pasage, et la triple croupe d'une
montagne. Tout autour de la baie, un large demi-cercle
de collines dont les ondulations vont se perdre à l'horizon
et que dominent les faîtes décharnés du mont Arun.
La baie est égayée par les nacelles des bateleras qui
vont et viennent sans cesse, et se hèlent d'un bout à
l'autre du golfe avec des cris qui ressemblent au chant
du coq. Il fait un temps magnifique et le plus beau soleil
du monde. J'entends mon matelot qui fredonne, des
enfants qui rient, les batelières qui s'appellent, les laveuses
qui frappent le linge sur des pierres selon la mode du
pays, les chariots à bœufs qui grincent dans les ravins,
les chèvres qui bêlent dans la montagne, les marteaux qui
retentissent dans le chantier, les câbles qui se déroulent
sur les cabestans, le vent qui souffle, la mer qui monte.
Tout ce bruit est une musique, car la joie le remplit.
Si je me penche à mon balcon, je vois à mes pieds une
étroite terrasse où l'herbe pousse, un escalier noir qui
descend à la mer et dont la marée escalade les degrés,
une vieille ancre enfoncée dans ia vase, et un groupe
de pêcheurs, hommes et femmes, dans le flot jusqu'aux
genoux, qui tirent leurs filets de l'eau en chantant.
Enfin, si vous voulez que je vous dise tout, là, sous mes
yeux, sur la terrasse et l'escalier, des constellations de
crabes exécutent avec une lenteur solennelle toutes les
danses mystérieuses que rêvait Platon.
Le ciel a toutes les nuances du bleu depuis la turquoise
jusqu'au saphir, et la baie toutes les nuances du vert
depuis l'émeraude jusqu'à la chrysoprase.
Aucune grâce ne manque à cette baie ; quand je regarde
l'horizon qui l'enferme, c'est un lac; quand je regarde la
marée qui monte, c'est la mer.
Qu'en dites-vous? Et à ce sujet, —j'y songe et vous me
le rappelez dans votre lettre, — depuis trois semaines que
RASAGES. 135
ie voyage, j'ai été infidèle à ma manie de vous envoyer
le paysage de ma fenêtre. Je répare tout de suite cet
oubli. A Bordeaux, ma fenêtre donnait sur un grand mur;
à Bayonne, sur une rue plantée d'arbres; à Saint-Sébas-
tien, sur une vieille femme qui tuait ses puces. Vous voilà
satisfait. Je reviens en hâte à Pasages.
La maison que j'habite est à la fois une des plus solen-
nelles qui regardent la rue, et une des plus gaies qui
regardent le golfe. Au-dessus du toit, je voisdans les rochers
des escaliers qui grimpent à travers destoufifes de verdure
jusqu'à la vieille église blanche, laquelle semble une génisse
(ie plus agitant sa cloche à son cou dans la montagne. Car,
dans les églises du Guipuzcoa, on voit à nu la cloche sus-
pendue au bord du toit de l'église sous une espèce d'ar-
cade qui ressemble à un collier.
La maison où je suis a deux étages et deux entrées.
Elle est curieuse et rare entre toutes, et porte au plus
haut degré le double caractère si original des maisons de
Pasages. C'est le monumental rapiécé avec le rustique.
C'est une cabane mêlée et soudée à un palais.
La première entrée est un portail à colonnes du temps
de Philippe II, sculpté par les ravissants artistes de la
renaissance, mutilé par le temps et les enfants qui jouent,
rongé par les pluies, la lune et le vent de mer. Vous savez
que le grès fruste se ruine admirablement. Ce portail est
d'une belle couleur chamois. L'écusson reste, mais les
années ont effacé le blason.
Vous poussez la petite porte à droite du portail, et
vous trouvez un escalier en poutres et en planches, pou-
tres et planches noires comme le charbon, rudement
taillées, à peine équarries. En haut de l'escalier, dont les
marches séculaires offrent de larges brèches, une lourde
porte de forteresse, au centre de laquelle s'ouvre une
étroite lucarne grillée, grince sur ses gonds de fer mas-
sifs et vous introduit dans le logis.
L'antichambre est un corridor blanchi à la chaux,
tapissé d'énormes toiles d'araignée, car je ne veux rien
vous dissimuler, éclairé d'une fenêtre sur la rue. Vis-à-vis
de cette fenêtre, l'escarpement du mont dresse à perte de
vue son mur gigantesque.
n
13G
PYRÉNÉES.
I-e corridor, qui aboutit à l'escalier du second étage,
est percé de deux portes; l'une à droite mène à la cuisine,
où l'on monte par deux marches de bois massif; l'autre
à gauche s'ouvre sur une grande salle flanquée aux quatre
coins de quatre petites chambres, laquelle compose à elle
seule, avec ces quatre cabinets et la cuisine, le premier
étage de la maison. Deux de ces cabinets sont obscurs et
n'ont d'autre ouverture que leur porte sur la salle. On y
couche pourtant. Les deux autres chambres sont, comme
la salle, de plain-pied avec le balcon auquel elles commu-
niquent par des portes-fenêtres peintes en vert, garnies
de petites vitres à volets. Chaque chambre a une de ces
fenêtres. La grande salle en a deux entre lesquelles s'ouvre
une jolie croisée presque carrée.
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L/Atl
l A »^<^
Les intérieurs sont blancs d'un lait de chaux comme la
façade sur le lac ; les parquets, noirs et pourris comme
l'escalier, ressemblent au tablier de bois d'un pont rus-
tique; les portes ressemblent aux parquets. Une table
PASAGES. 137
ronde, quelques bahuts, quelques chaises de paille, voilà
Pameublement de la grande salle. Un blason, peu héral-
dique d'ailleurs, est grossièrement peint au-dessus de la
porte du milieu. Pas de cheminées. Le climat s'en passe.
Les murs sont de pierre et d'une épaisseur de donjon.
J'occupe la chambre sur le balcon à l'angle de la salle
à gauche. Les autres cabinets sont les cellules des divers
habitants de la maison, desquels je vous parlerai tout à
l'heure.
Le second étage est pareil au premier. Une chambre à
coucher occupe la place de la cuisine. Le balcon du
deuxième étage abrite le balcon du premier et est lui-
même protégé par le large rebord du toit qu'égaient de
charmantes solives contournées et ciselées. Les balcons
sont carrelés en briques rouges et peints en vert.
Mais il semble que tout cela va s'effondrer. Les murs
ont des lézardes qui laissent voir le paysage; les briques
du balcon d'en haut laissent voir le balcon d'en bas ; les
planchers des chambres plient sous le pied.
L'escalier qui mène du premier au second est des plus
étranges.
Tout l'escalier branlait du haut jusques en bas,
dit Régnier de je ne sais plus quel logis. Cet escalier est
tout ensemble branlant et massif. Ce sont de gros ma-
driers, de grosses planches, de gros clous, ajustés et as-
semblés d'une façon sauvage il y a trois cents ans, qui trem-
blent de vieillesse et ont pourtant quelque chose de robuste
et de redoutable. Cela menace dans la double acception
du mot. Aucune lucarne, si ce n'est un rayon oblique d'en
haut. Les marches, raccommodées à la serpe avec des
planches posées de travers et comme jetées au hasard,
semblent des pièges à loups. C'est à la fois croulant et
formidable. D'immenses araignées vont et viennent dans
cet enchevêtrement ténébreux. Une porte de chêne épaisse
de quatre pouces, garnie d'armatures solides, quoique
rongées de rouille, ferme cet escalier et isole au besoin
le deuxième étage du premier. Toujours la forteresse dans
la cabane.
138 PYRÉNÉES.
Que dites-vous de cet ensemble? Cela est triste ? repous-
sant ? terrible ? Eh bien non, cela est charmant.
D'abord, rien n'est plus inattendu. C'est là une maison
comme on n'en voit nulle part. Au moment où vous vous
croyez dans une masure, une sculpture, une fresque, un
ornement inutile et exquis vous avertit que vous êtes
dans un palais; vous vous extasiez sur ce détail qui est un
luxe et une grâce, le cri rauque d'un verrou vous fait
songer que vous habitez une prison; vous allez à la fenêtre,
voici le balcon, voici le lac, vous êtes dans un chalet de
/ug ou de Lucerne.
Et puis un jour éclatant pénètre et remplit cette singu-
lière demeure; la distribution en est gaie, commode et
originale; l'air salé de la mer l'assainit; le pur soleil de
midi la sèche, la chauffe et la vivifie. Tout devient joyeux
dans cette lumière joyeuse.
Partout ailleurs la poussière est de la malpropreté. Ici
la poussière n'est que de la vétusté. La poussière d'hier
est odieuse ; la cendre de trois siècles est vénérable.
Que vous dirai-je enfin? dans ce pays de pêcheurs et de
chasseurs, l'araignée qui chasse et qui tend ses filets a
droit de bourgeoisie, elle est chez elle. Bref, j'accepte ce
logis tel qu'il est.
Seulement je fais balayer ma chambre, et j'ai donné
congé aux araignées qui l'occupaient avant moi.
Ce qui complète la physionomie étrange de cette mai-
son, c'est que je n'y ai pas vu d'homme. Quatre femmes
€t un enfant l'habitent; la maîtresse du logis, ses deux
filles, sa servante Inaeia, belle fille basque aux pieds nu?,
et son petit-fils, joli marmot de dix-huit mois.
L'hôtesse, madame Rasquetz, est une excellente femme
aux yeux spirituels, avenante, cordiale et gaie, qui est un
peu française d'origine, tout à fait française de cœur, et
qui parle très bien français. Ses deux filles ne parlent
qu'espagnol et basque.
L'aînée est une jeune femme malade, douce et pensive.
La cadette s'appelle Pepa comme toutes les espagnoles.
Elle a vingt ans, la taille svelte, le corsage souple, la main
bien faite, le pied petit, chose rare en Guipuzcoa, les
yeux noirs et grands, les cheveux superbes. Elle s'accoude
1
PASAGES. 139
le soir sur le balcon dans une attitude triste, et elle se
retourne, si sa mère l'appelle, avec une vivacité joyeuse.
Elle est à cet âge où Tinsouciance de la jeune fille com-
mence à disparaître, insensiblement voilée sous la mé-
lancolie de la femme.
L'enfant, qui rampe dans l'escalier d'un étage à l'autre,
va et vient tout le jour, rit, remplit la maison, et la
réchauffe avec son innocence, sa grâce et sa naïveté. Un
enfant dans une maison, c'est un poêle de gaîté.
Comme il couche près de ma chambre, le soir je l'en-
tends qui murmure doucement pendant que les quatre
femmes l'endorment avec une chanson.
Je vous ai dit que la maison avait une autre entrée.
C'est un escalier sans rampe, formé de grosses pierres de
taille, qui monte de la rue à la cuisine et va de là rejoindre
d'autres escaliers de pierre qui s'en vont dans la mon-
tagne à travers les feuillages.
La maison est posée en travers sur la rue comme le
château de Chenonceaux sur le Cher, et la rue passe des-
sous au moyen d'une espèce d'arche de pont longue,
étroite, voûtée et obscure qu'une lanterne éclaire la nuit
et où brûle dans une niche, à côté d'un soupirail fermé
d'une grille du quinzième siècle, une cire bénie, recom-
mandée aux pauvres matelots qui passent par l'inscription
que voici :
I
VNA LIMOSXA PARA
ALTMBRAR AL S^°- C^
D. BVEX BIAJE.
A\0 1756.
« Une aumône pour éclairer le Saint-Christ du Bon
voyage. — An 1756. »
Maintenant vous connaissez la maison, vous connaissez
les habitants, je vous ai dit où est ma chambre ; mais je
ne vous ai pas dit ce qu'elle est.
Figurez-vous quatre mursb'ancs, deux chaises de paille,
une cuvette sur trépied, un chapeau d'enfant orné de
plumes et de verroteries suspendu à un clou, une tablette
portant quelques pots de pommade et trois volumes dépa-
liO PYRÉNÉES.
reillés de Jean-Jacques Rousseau, un lit à baldaquin
antique de fort belle perse, avec deux matelas durs
comme marbre et un chef de bois peint le plus joli du
monde, un miroir penché à encadrement exquis accro-
ché au mur, et une porte de cave qui ne ferme pas. Voilà
ma chambre. Ajoutez-y la porte-fenêtre dont je vous ai
déjà parlé et une table qui est sur le balcon. De mon lit
je vois la mer et la montagne.
Vous voyez que, malgré les prédictions sinistres des
gens civilisés de Saint-Sébastien, j'ai réussi à me loger
chez les hurons de Pasages.
Ai-je réussi à y vivre ? Jugez-en.
Sur ma table à tapis vert qui ne quitte pas le balcon,
la gracieuse Pepa, qui s'éveille avec l'aube, vient, vers
dix heures, poser une serviette blanche; puis elle m'ap-
porte des huîtres détachées le matin même des rochers
de la baie, deux côtelettes d'agneau, une loubine frite
qui est un délicieux poisson, des œufs sur le plat sucrés,
une crème au chocolat, des poires et des pêches, une
tasse de fort bon café et un verre de vin de Malaga. Je
bois d'ailleurs du cidre, ne pouvant me faire au vin de
peau de bouc. Ceci est mon déjeuner.
Voici mon dîner, qui a lieu le soir vers sept heures,
quand je suis revenu de mes courses dans la baie ou sur
la côte. Une excellente soupe, le puchero avec le lard et
les pois chiches sans le safran et les piments, des tran-
ches de merluche frites dans l'huile, un poulet rôti, une
salade de cresson cueilli dans le ruisseau du lavoir, des
petits pois aux œufs durs, un gâteau de maïs au lait et à
la fleur d'oranger, des brugnons, des fraises et un verre
de Malaga.
Pendant que Pépita me sert, allant et venant autour de
moi, toutes ces choses qui sollicitent mon appétit de mon-
tagnard, le soleil se couche, la lune se lève, un bateau
pêcheur sort de la baie, tous les spectacles de l'océan et
des montagnes se déploient devant moi mariés à tous les
spectacles du ciel. Je parle basque et espagnol à Pépita.
Je lui conte des histoires de sorciers que j'invente
incroyables et auxquelles j'ai l'air de croire, elle rit et
tâche de me dissuader, j'entends chanter au loin les bâte-
PASAGES. 14!
lières, et je ne m'aperçois pas que la porcelaine est en
faïence et l'argenterie en étaio.
Tout cela me coûte cinq francs par jour.
A Saint-Sébastien, on me croit probablement mort de
faim et dévoré par les sauvages.
Du raste, rien ne m'a été plus facile de ra'installer ici.
J'ai demandé à Manuela si elle connaîtrait à Pasages une
maison où je pusse me loger pendant quelques jours. La
fantaisie a d'abord un peu surpris Manuela; mais j'ai
insisté et elle m'a conduit où je suis. La digne madame
Basquelz m'a accueilli avec un sourire; je lui ai donné le
prix qu'elle m'a demandé. C'est fort simple, comme vous
voyez.
La baie du Passage, abritée de toutes parts et de tous
les vents, pourrait faire un port magnifique. Napoléon
l'avait pensé, et, comme il était bon ingénieur, il avait
lui-même crayonné un plan des travaux à faire. Le bassin
a plusieurs lieues de tour et le goulet qui mène à la mer
est tellement étroit qu'il ne peut y passer qu'un seul
bâtiment à la fois. Ce goulet, resserré entre deux hautes
croupes de rochers, est lui-même partagé en trois petits
bassins que séparent des étranglements faciles à fortifier
et à défendre.
Au seizième siècle, la compagnie de Caracas, réunie
depuis à celle des Philippines, avait son entrepôt et ses
magasins à Pasages. Elle avait fait construire, pour pro-
téger la baie, la belle tour qui en est aujourd'hui l'orne-
ment. Cette tour a été démantelée il y a quelques années
par les carlistes.
Les carlistes, soit dit en passant, ont laissé de tristes
traces à Pasages. Ils ont démoli et brûlé plusieurs mai-
sons. Celle où je demeure n'a été que pillée. — Grand
bonheur! me disait mon hôtesse enjoignant les mains.
Les anglais aussi ont occupé Pasages à diverses époques,
et tout récemment encore.
Ils avaient bâti sur les points élevés de la côte quel-
ques forts, aujourd'hui détruits. Ceux-là ont été brûlés
142 PYRÉNÉES.
par les habitants. Et, s'il faut tout dire, ces incendies ont
été des feux de joie. Les anglais ne sont pas aimés dans
le Guipuzcoa. Le débarquement de lord Wellington
avec les portugais en 1813 est pour les basques un sinistre
souvenir. Les cœurs de ces montagnards ont comme ces
montagnes de longs et profonds échos, et le bombarde-
ment de Saint-Sébastien y retentit encore.
Les anglais n'ont laissé dans la ville de Pasages d'autres
vestiges que les deux syllabes OLD. COLD. qui faisaient
partie de quelque enseigne de marchand et qui sont encore
visibles, à côté du portrait de Philippe II, sur le mur de
la maison que j'habite.
Maintenant le port de Pasages est à peu près désert.
Les bateaux pêcheurs seuls y séjournent. Des armateurs
bayonnais y font construire, sous des noms espagnols
qu^on leur prête à Bilbao ou à Santander, des navires des-
tinés au commerce de l'Espagne et qui ne jouiraient pas
des franchises s'ils n'étaient pas bâtis en Espagne. Pasages
sert à cela. Et voilà pourquoi on y a étaljli, en 1842 je
crois, la grande corderie qui est dans le chantier, et que
j'avais tant dédaignée. Cette corderie est un long boyau
et une belle corderie. J'ai fini par la visiter. Vous voyez
que je me civilise.
Le port n'est plus protégé militairement que par un
petit castillo installé sur un rocher à mi-côte, à l'entrée
de la seconde articulation de la gorge. Cette forteresse
est défendue par d'innombrables puces et aussi par quel-
ques soldats.
Pasages, du reste, se garderait presque tout seul. La
nature l'a admirablement fortifié. L'entrée du port est
redoutable. Tous les ans quelque bâtiment s'y perd. L'an
dernier, un navire chargé de planches pour une cinquan-
taine de mille francs, cherchant à s'y réfugier par un
gros temps, fut pris en travers au moment où il entrait
dans le second bassin du détroit, et jeté par une lame sur
le rocher à plus de soixante pieds au-dessus de la mer.
Il ne retomba pas. Les angles du rocher le saisirent et s'y
enfoncèrent de toutes parts. Une croix de fer qui tremble
au vent marque aujourd'hui l'endroit où ce grand navire
resta cloué.
PASAGES. U3
Voulez-vous savoir à présent la vie que je mène ici ?
Comme je ne ferme pas ma fenêtre et que ma porte ne
ferme pas, dès l'aube le soleil qui brille et l'enfant qui
jase me réveillent. Je n'ai pas le chant du coq, mais j'ai le
chant des bateleras, ce qui revient au même. Si la marée
monte, tout en me levant je les vois de mon balcon qui se
hâtent vers le fond du golfe.
Elles sont toujours deux dans un bateau, un peu à cause
de la pesanteur du bateau, beaucoup à cause de la jalousie
des maris et des amants. Cela fait des couples, et chaque
couple a son nom ; la Catalana y 5-u madré, Maria Juana et
Maria Andres, Pepa et Pépita, les companeras et les eva-
ristas. Les evaristas sont très jolies; les officiers de la gar-
nison de Saint-Sébastien se font volontiers promener par
elles, mais elles sont sages, elles promènent en effet les
officiers. Elles ont toujours un bouquet sur leur chapeau
ciré, et, quand elles se penchent sur l'aviron, leur courte
jupe de drap noir à gros plis laisse voir leur jambe bien
faite et bien chaussée. Elles sont du petit nombre de
celles qui ont des bas ; c'est l'aristocratie des batelières.
Pepa et Pépita, les deux sœurs, sont encore plus jolies
que les evaristas.
Rien n'est vif et pur comme cette baie le matin. J'en-
tends sonner derrière moi les cloches des trois églises ;
le soleil marque les rides de la vieille tour. Chaque barque
fait son sillage dans le golfe et semble traîner après soi
un long sapin d'argent avec toutes ses branches.
Avant déjeuner je fais un tour dans le village, ou la
ville, comme vous voudrez, car je ne sais quel nom donner
à ce lieu à part. J'y découvre toujours quelque chose que
je n'avais pas vu la veille. Ce sont des hangars pratiqués
dans les rochers qui percent la rue et se font jour entre
les maisons; dans ces hangars est la provision de bois,
souches d'arbres hérissées comme des châtaignes, déchi-
rures de bateaux, carcasses de navires. C'est une femme
qui file devant la porte; le fil part de sa main et remonte
jusqu'au toit de la maison, d'où il retombe, portant à son
144 PYRÉNÉES.
extrémité le fuseau qui pend devant la fileuse. Ce sont des
Persiennes orientales à des fenêtres gothiques, et de frais
visages derrière ces mailles serrées de bois noir. Ce sont
de belles petites fille?, jambes nues et déjà bronzées par
le climat, qui dansent et qui chantent :
Gentil muchacha,
Toma la derecha.
Hombre de nada,
ïoma la izquierda,
ce que je traduirais volontiers ainsi, plutôt selon l'esprit
que selon la lettre :
Fille adroite,
Prends la droite.
Homme gauche, .
Prends la gauche.
A Pasages, on travaille, on danse et on chante. Quelques-
uns travaillent, beaucoup dansent, tous chantent.
Comme dans tous les lieux primitifs et rustiques, il n'y a
à Pacages que des jeunes filles et des vieilles femmes,
c'est-à-dire des fleurs et... ma foi, cherchez l'autre mot
dans Ronsard. La femme proprement dite, cette rose
magnifique qui s'épanouit de vingt-cinq à quarante ans,
est un produit exquis et rare de la civilisation extrême, de
la civilisation élégante, et n'existe que dans les villes. Pour
faire la femme il faut de la culture; il faut, passez-moi
l'expression, ce jardinage que nous nommons l'esprit de
société.
Où l'esprit de société n'est pas, vous n'aurez pas la
femme. Vous aurez Agnès, vous aurez Gertrude; vous
n'aurez pas Elmire,
A Pasages, il y a toujours des filles qui lavent et des
linges qui sèchent ; les filles lavent dans les ruisseaux, les
linges sèchent sur les balcons. Cela égaie l'oreille et les
yeux.
Ces balcons sont les plus curieuses choses du monde à
regarder et à étudier. Vous ne pouvez vous figurer tout
ce qu'il y a, outre les linges séchant en plein air, sur un
balcon de Pasages.
PASAGES. 145
La balustrade elle-même, qui est presque toujours
ancienne, c'est-à-dire torse ou ciselée, vaut déjà la peine
d'être examinée. Puis, au plafond du balcon, — car tout
balcon a un plafond qui est le balcon supérieur ou le
rebord du toit, — à ce plafond, dis-je, se balancent des
lignes, des nasses, des filets, des rouleaux de cordes, des
éponges, un perroquet dans une cage en bois, des caisses
suspendues pleines d'oeillets rouges sous lesquelles s'en-
chevêtrent des nœuds de corne, petits jardins aériens qui
vous font songer à Sémiramis. Au mur, entre les fenêtres,
s'accrochent des bouquets d'immortelles liés en croix, des
haillons, de vieilles vestes brodées, des drapeaux, des tor-
chons; puis des choses fantastiques dont on ne peut
deviner l'utilité et qui sont là pour l'ornement, quatre
lattes attachées en carré, un fil de fer en cerceau, un
tambour de basque crevé. Quelques dessins charbonnés
sur le mur b'anchi, des seaux à cercles de fer brillant
pour puiser l'eau, et une jeune fille qui rit accoudée à la
balustrade, complètent l'ameublement du balcon.
Dans le vieux Pasages, de l'autre côté de la baie, j'ai vu
une maison du quinzième siècle dont le balcon, plus four-
millant d'objets et plus encombré qu'une basse-cour de
Normandie, est encadré entre deux sévères profils de che-
valiers sculptés sur de larges planches de chêne.
Le jour où j'arrivai, comme pour fêter ma bienvenue, •
un vieux jupon, composé de plusieurs guenilles de toutes
couleurs cousues ensemble, flottait comme une bannière
à l'un de ces balcons. Ce bariolage éclatant se gonflait au
vent avec un orgueil et un faste inexprimables. Je n'ai
jamais vu plus magnifique manteau d'arlequin.
A midi, le soleil abat sous tous les toits et sous tous les
balcons de larges bandes d'ombre horizontale qui font
ressortir la blancheur des façades et qui font que cette
ville, si on l'aperçoit de loin se détachant sur le fond vert
et sombre des montagnes, semble vivre d'une vie lumi-
neuse et extraordinaire.
La place surtout est éclatante. Car il y a une place à
Pasages, laquelle, comme toutes les places espagnoles,
s'appelle plaza de la Conslilucion. En dépit de ce nom
parlementaire et pluvieux, la place de Pasages étincelle et
iO
14'3 PYRÉNÉES.
reluit avec une verve admirable. Cette place n'est autre
chose que le prolongement de la rue, élargi et ouvert
sur la mer. Quelques-unes des hautes maisons qui l'entou-
rent sont juchées sur de colossales arcades. La maison
centrale porte sur sa devanture le blason colorié de la
ville. Tous les rez-de-chaussée sont des boutiques.
A de certains dimanches, la ville se paie à elle-même
un combat de taureaux, et cette place lui sert d'amphi-
théâtre, ce qu'indiquent des assemblages de solives plantés
dans le pavé le long du parapet. D'ailleurs, place de tau-
reaux ou place de la constitution, rien, je vous le répète,
n'est plus allègre, plus curieux, plus divertissant à l'œil.
La vie surabondante qui anime Pasages se résume dans
cette place et y atteint son paroxysme. Les bateleras se
tiennent à un bout, les majos et les matelots à l'autre;
des enfants rampent, grimpent, marchent, chancellent,
crient et jouent sur tous les pavés ; les façades peintes
étalent toutes les couleursdu perroquet, le jaune le plus vif,
le vert le plus frais, le rouge le plus vermeil. Les chambres
et les boutiques sont des cavernes pleines de clairs-
obscurs magiques, où l'on entrevoit parmi les lueurs et
les reflets toutes sortes de mobiliers fantasques, des bahuts
comme on n'en voit qu'en Espagne, des miroirs comme on
n'en voit qu'à Pasages.
De bonnes figures honnêtes et cordiales s'épanouissent
sur tous ces seuils.
Je vous parlais tout à l'heure du Vieux Pasages qu'on
appelle aussi el otro Pasage. Il y a en effet deux Pasages,
un jeune et un vieux. Le jeune a trois cents ans. C'est celui
que j'habite.
J'ai voulu l'autre matin passer l'eau et voir le vieux.
C'est une sorte de Bacharach méridional.
Là, comme au Bacharach du Rhin, « l'étranger est
étrange », des enfants hâves et des vieilles blêmes vous
regardent passer avec stupeur.
Une m'a crié comme je m'arrêtais devant sa maison :
Hijo, dibuja eso. Viejas cosas, hermosas cosas (Fils, des-
sine ceci. Vieilles choses, belles choses). Le logis en effet
était une magnifique masure du treizième siècle, la plus
df^labrée et la plus croulante qu'on pût voir.
PASAGES. 147
La rue du vieux Pasages est une vraie rue arabe ; mai-
sons blanchies, massives, cahotées, à peine percées de
quelques trous. S'il n'y avait les toits, on se croirait à
Tétuan. Cette rue, où le lierre va d'un côté à l'autre, est
pavée de dalles, larges écailles de pierre qui ondulent
comme le dos d'un serpent.
L'église gâte cet ensemble. Elle est mod rne et rebâtie
du dernier siècle. Je me la suis fait ouvrir pour une
demi-peseta. Une inscription sur l'orgue en donne la
date, qui n'est d'ailleurs que trop écrite dans l'architec-
ture :
31 A > V E L MARTIN
CARRERA ME H I Z O
A.\0 17 7Z|.
Cette église est maussade; le vieux Pasages est triste.
Rien n'est moins d'accord. La maussaderie est la tristesse
de ce qui est petit. Le vieux Pasages a de la grandeur.
Vous vojez, mon ami, que ma promenade du matin
n'est pas inoccupée. Cette promenade faite, je rentre, je
déjeune, et je m'en vais par les chemins des rochers. Je
donne le matin à la ville et le jour à la montagne.
Je monte dans la montagne par des escaliers perpendi-
culaires, aux marches très hautes et très étroites solide-
ment maçonnées dans l'escarpement et mêlées à la rude
végétation du rocher. Quand on est au haut d'un escalier,
on en trouve un autre. Ils s'ajoutent ainsi bout à bout et
s'en vont vers le ciel, comme ces effrayantes échelles
qu'on voit trembler dans les architectures impossibles et
mystérieuses de Piranèse. Cependant les échelles de Pira-
nèse s'enfoncent dans l'infini et les escaliers de Pasages
ont une fin.
Quand je suis au haut des escaliers, je trouve d'ordi-
naire une corniche, un sentier de chèvres, une manière
de gouttière pratiquée parles torrents et les pluies et qui
fait un rebord à la montagne. Je m'en vais par là, au
risque de choir sur les toits du village, de tomber paf
Ii8 PYRÉNÉES.
une cheminée dans une marmite, et de m'ajouter comme
un ingrédient de plus à quelque olla-podrida.
Les sommets des montagnes sont pour nous des espèces
de mondes inconnus. Là végète, fleurit et palpite une
nature réfugiée qui vit à part. Là s'accouplent, dans une
sorte d'hymen mystérieux, le farouche et le charmant, le
sauvage et le paisible. L'homme est loin, la nature est
tranquille. Lue sorte de confiance, inconnue dans les
plaines où la bête entend les pas humains, modifie et
apaise l'instinct des animaux. Ce n'est plus la nature
effarée et inquiète des campagnes. Le papillon ne s'enfuit
pas; la sauterelle se laisse prendre; le lézard, qui est aux
pierres ce que l'oiseau est aux feuilles, sort de son trou
et vous regarde passer. Pas d'autre bruit que le vent, pas
d'autre mouvement que l'herbe en bas et le nuage en
haut. Sur la montagne l'âme s'élève, le cœur s'assainit; la
pensée prend sa part de cette paix profonde. On croit
sentir l'oeil de Jéhovah tout près ouvert.
Les montagnes de Pasages ont pour moi deux attraits
particuliers. Le premier, c'est qu'elles touchent à la mer
qui à chaque instant fait de leurs vallées des golfes et de
leurs croupes des promontoires. Le second, c'est qu'elles
sont en grès.
Le grès est assez dédaigné des géologues, qui le clas-
sent, je crois, parmi les parasites du règne minéral. Quant
à moi, je fais grand cas du grès.
Vous savez, mon ami, que, pour les esprits pensifs,
toutes les parties de la nature, même les plus disparates
au premier coup d'œil, se rattachent entre elles par une
foule d'harmonies secrètes, fils invisibles de la création
que le contemplateur aperçoit, qui font du grand tout un
inextricable réseau, vivant d'une seule vie, nourri d'une
seule sève, un dans la variété, et qui sont, pour ainsi
parler, les racines mêmes de l'être. Ainsi, pour moi, il y a
une harmonie entre le chêne et le granit, qui éveillent,
l'un dans l'ordre végétal, l'autre dans la région minérale,
les mêmes idées que le lion et l'aigle entre les animaux,
puissance, grandeur, force, excellence.
Il y a une autre harmonie, plus cachée encore, mais
pour moi aussi évidente, entre l'orme et le grès.
â
PAS AGE s. 149
Le gr,ès est la pierre la plus amusante et la plus étrange-
ment pétrie qu'il y ait. Il est parmi les rochers ce que
l'orme est parmi les arbres. Pas d'apparence qu'il ne
prenne, pas de caprice qu'il n'ait, pas de rêve qu'il ne
réalise; il a toutes les figures, il fait toutes les grimaces.
11 semble animé d'une âme multiple. Pardonnez-moi ce
mot à propos de cette chose.
Dans le grand drame du pay.sage, le grès joue le rôle
fantasque; quelquefois grand et sévère, quelquefois bouf-
fon ; il se penche comme un lutteur, il se pelotonne comme
un clown; il est éponge, pudding, tente, cabane, souche
d'arbre; il apparaît dans un champ parmi l'herbe à fleur
de sol par petites bosses fauves et floconneuses et il imite
un troupeau de moutons endormi ; il a des vi.^ages qui
rient, des yeux qui regardent, des mâchoires qui semblent
mordre et brouter la fougère; il saisit les broussailles
comme un poing de géant qui sort de terre brusquement.
L'antiquité, qui aimait les allégories complètes, aurait dû
faire en grès la statue de Protée.
Une plaine semée d'ormes n'est jamais ennuyeuse, une
montagne de grès est toujours p'eine de surprise et d'in-
térêt. Toutes les fois que la nature morte semble vivre,
elle nous émeut d'une émotion étrange.
C'est le soir surtout, à l'heure inquiétante du crépus-
cule, que commence à prendre forme cette partie de la
création qui se fait fantôme. Sombre et mystérieuse trans-
figuration.
Avez-vous remarqué, à la tombée de la nuit, sur nos
grandes routes des environs de Paris, les profils mons-
trueux et surnaturels de tous les ormes que le galop de la
voiture fait successivement paraître devant vous ? Les uns
bâillent, les autres se tordent vfrs le ciel et ouvrent une
gueule qui hurle affreusement. Il y en a qui rient d'un
rire farouche et hideux, propre aux ténèbres; le vent les
agite ; ils se renversent en arrière avec des contorsions de
damnés, ou se penchent les uns vers les autres et se disent
tout bas dans leurs vastes oreilles de feuillages des paroles
dont vous entendez en passant je ne sais quelles syllabes
bizarres. 11 y en a qui ont des sourcils démesurés, des nez
ridicules, des coiffures ébouriffées, des perruques formi-
150 PYRÉNÉES.
dables; cela n'ôte rien à ce qu'a de redoutable et de
lugubre leur réalité fantastique; ce sont des caricatures,
mais ce sont des spectres; quelques-uns sont grotesques,
tous sont terribles. Le rêveur croit voir se ranger au
bord de la route en files menaçantes et difformes et se
pencher sur son passage les larves inconnues et possibles
de la nuit.
On est tenté de se demander si ce ne sont pas là les
êtres mystérieux qui ont pour milieu l'obscurité et qui se
composent d'ombre comme le crocodile se compose de
pierre, comme le colibri se compose d'air et de soleil.
Tous les penseurs sont rêveurs; la rêverie est la pensée
à l'état fluide et flottant. Il n'est pas un grand esprit que
n'aient obsédé, charmé, effrayé, ou au moins étonné les
visions qui sortent de la nature. Quelques-uns en ont
parlé et ont, pour ainsi dire, déposé dans leurs œuvres,
pour y vivre à jamais de la vie immortelle de leur style et
de leur pensée, les formes extraordinaires et fugitives, les
choses sans nom qu'ils avaient entrevues « dans l'obscur
de la nuit ». Visa sab obscur um noctis. Cicéron les nomme
imagines, Cassius spectra, Quintilien figurœ, Lucrèce
e/figieSj, Virgile snnulacra, Charlemagne masca *. Dans
Shakespeare, Hamlet en parle à Iloratio. Gassendi s'en
préoccupait, et Lagrange y rêvait après avoir traduit
Lucrèce et médité Gassendi.
Je pense avec vous tout haut, mon ami. Une idée me
mène à l'autre. Je me laisse aller. Vous êtes bon et sym-
pathique et indulgent. Vous êtes accoutumé à mon allure
et vous me laissez penser la bride sur le cou. Me voici
pourtant assez loin du grès, en apparence du moins. J'y
reviens.
Les aspects que présente le grès, les copies singulières
qu'il fait de mille choses ont cela de particulier que la
clarté du jour ne les dissipe pas et ne les fait pas évanouir.
Ici, à Pasages, la montagne, sculptée et travaillée par les
pluies, la mer et le vent, est peuplée par le grès d'une
foule d'habitants de pierre, muets, immobiles, éternels,
presque effrayant?. C'est un ermite encapuchonné, assis
* Slnjga vcl masca.
PASAGES. 151
à rentrée de la baie, au sommet d'un roc inaccessible,
les bras étendus, qui, selon que le ciel est bleu ou ora-
geux, semble bénir la nier ou avertir les matelots. Ce sont
des nains à becs d'oiseau, des monstres à forme humaine
et à deux têtes dont l'une rit et l'autre pleure, tout près
du ciel, sur un plateau désert, dans la nuée, là où rien
ne fait rire et où rien ne fait pleurer. Ce sont des
membres de géant, disjecti membra gigantis; ici le genou,
là le torse et l'omoplate, la tête plus loin. C'est une idole
ventrue, à mufle de bœuf avec des colliers au cou et deux
paires de gros bras courts, derrière laquelle de grandes
broussailles s'agitent comme des chasse-mouches. C'est
un crapaud gigantesque accroupi au sommet d'une haute
colline, marbré par les lichens de taches jaunes et livides,
qui ouvre une bouche horrible et semble souffler la tem-
pête sur l'océan.
IX
AUTOUR DE PASAGES
PKOMKNAUBS DANS LA MONTAGNE. — ÉCRIT EN MARCHANT
3 août. — 3 lieures après midi.
En me promenant dans la rade, j'ai aperçu une espèce
de ruine au haut d'une montagne. Cette ruine n'a en au-
cune façon le profil d'une ruine ancienne. C'est une démo-
lition moderne et probablement récente. Les anglais pen-
dant leur séjour à Pasages, les carlistes et les cristinos
pendant la dernière guerre, ont bâti des forts sur les hau-
teurs; c'est sans doute un de ces forts qu'on aura jeté bas
depuis. Je vais le visiter.
Je gravis la montagne. Il y a apparemment un sentier,
mais je ne le connais pas. Je vais à l'aventure à travers
les genêts. L'ascension est longue, presque à pic, assez
pénible. A mi-côte, je m'assie.ds dans les grès.
L'horizon s'est élevé, la mer apparaît là-bas. Les grelots
des chèvres qui broutent dans le précipice viennent jus-
AUTOUR DE PASAGES. loi
qu'à moi. Je vois près de mon pied un beau bupreste vert
semé de taches d'or.
Je reprends l'escalade du mont. Le sommet se courbe
et s'arrondit; elle devient plus facile.
J'arrive à la ruine. Une cheminée de pierre, noire de
fumée, se dresse au-dessus de la muraille.
Immense tas de pierres de taille démolies. Fossé plein
de gravats. J'escalade les pierres. — Elles sont mêlées de
tuiles et de briques cassées. — Je suis sur le plateau.
Voie à rouler des canons, dallée, toute neuve et qu'on
dirait faite d'hier.
L'herbe croît pourtant dans les intervalles des dalles.
J'entre dans la première masure. — Chambre carrée en
pierre. — Gros mur épais. — Trois meurtrières sur la
maison de passage. — Au milieu une énorme cheminée
en pierre et en brique, celle dont j'apercevais le tuyau,
toute démolie, d'un aspect étrange. — Plusieurs compar-
timents en briques, cubiques et circulaires; probablement
un four à rougir les boulets. L'intérieur n'est qu'un amas
de décombres. Aucun bruit, humain ne parvient ici. On
n'entend que le vent et la mer. Il commence à pleuvoir.
Les pierres roulent sous mes pieds. Je sors avec peine.
Deuxième chambre carrée d'environ dix pieds dans tous
les sens; pareille à la première. Trois meurtrières sur le
village. Lue fenêtre sur la mer. Une poutre dans une em-
brasure; elle est pourrie; j'en prends un morceau. Deux
autres petites chambres sans fenêtre; l'une toute noircie
de fumée. J'en fais le plan, accoudé sur le haut du mur.
Bois brûlé mêlé aux débris. Les trois chambres n'ont plus
de toit; il n'en reste pas même de vestiges.
J'entre dans la deuxième masure. Une grande chambre,
moins encombrée de ruines, avec une petite cheminée au
fond. A côté, une chambre moins grande; toutes deux
carrées. Tout est arraché, détruit, écroulé. Des insectes
hideux fuient sous les pierres que je soulève du bout de
ma canne. La pluie redouble. Le brouillard couvre la mer
et la campagne. Je vais redescendre.
Je me décide à gravir le reste de la ruine. Monceau de
pierres qui a dû êire un troisième corps de logis. Derrière
ce monceau, un petit champ cultivé de douze pieds carrés-
154 PYRÉNÉES.
couvert de tronçons de bois brûlé. Le fossé borde le champ
et entoure les trois masures. — Il pleut à verse. Une
espèce de nuit se forme. La brume s'épaissit de plus en
plus. Tout disparaît autour de moi. Je ne vois plus que
les masures, la voie dallée et le plateau. — Je ne pourrai
reconnaître mon chemin et je me perdrai dans les escar-
pements. — A la grâce de Dieu !
Un magnifique papillon chassé par la pluie vient se ré-
fugier devant moi, sur une pierre. Il a moins peur de moi
que de l'orage. Je redescends au hasard. Il s'est fait une
éclaircie. La pluie diminue, le jour revient. — J'aperçois la
petite rade. — Elle est peuplée de nacelles de pêcheurs à
quatre rames qui courent sur l'eau. De la hauteur où je
suis, la rade pleine de nacelles figure une mare couverte
d'araignées d'eau.
4 août. — 2 h. l'-2, sur la montagne.
Nature désolée. — Vent violent. — Petite baie étroite-
ment resserrée entre les caps du passage. — La lame
brise avec fureur sur un banc de rochers qui ferme la
baie à moitié et que la marée basse laisse à découvert.
Là-bas, la haute mer est sombre et agitée. Ciel de plomb.
Le soleil et l'ombre errent sur les flots.
Au loin, une trincadoure de Fontarabie lutte, ses deux
voiles au vent, pour entrer dans la baie. Elle met le cap
sur la passe. La vague la secoue violemment d'avant en
arrière; chaque flot la soulève, puis la précipite à pic dans
le ravin liquide qui s'enfle et enlève la barque de nouveau.
Tout à l'heure, un chevrier me disait dans la montagne :
Jguraldia gaiztoa*. — Voici la barque; elle touche pres-
que les brisants que la mer couvre d'écume. Les mâts
* En basque, mauvais temps
AUTOUR DE PASAGES. Kjo
'inclinent, les voiles frissonnent. Elle passe. Elle a passé.
- Une cigale chante dans l'herbe à côté de moi.
3 heures, sur la pente du précipice.
Rochers décharnés comme des têtes de mort. Bruyères.
Je pique ma canne dans la lande et j'écris debout. Des
fleurs partout, et des sauterelles de mille couleurs, et les
plus beaux papillons du monde. J'entends rire au-dessous
de moi, dans l'abîme, des jeunes filles que je ne vois pas.
L'un des rochers devant moi a un profil humain. Je le
dessine. La joue semble avoir été dévorée, ainsi que l'œil
et l'oreille, et l'on croirait voir à nu l'intérieur du pavillon
de la trompe. Au-devant de ce rocher et au-dessus, un
autre bloc représente un dogue. On dirait qu'il aboie à la
haute mer.
Je suis sur une pointe de rocher à l'extrémité d'un cap.
J'ai tourné autour de la roche en gravissant l'escarpement.
Je mettais mes mains et mes pieds pour grimper dans ces
trous étranges dont la roche de ce rivage est criblée et
qui ressemblent à des empreintes de semelles énormes. Je
suis parvenu ainsi jusqu'à une espèce de console avec dos-
sier qui fait saillie sur l'abîme. Je m'y assieds; mes pieds
pendent dans le vide.
La mer, rien que la mer. — Magnifique et éternel spec-
tacle! Elle blanchit là, en bas, sur des roches noires. L'ho-
rizon est brumeux, quoique le soleil me brûle. Toujours
grand vent. — Un goéland passe majestueusement dans
l'abîme à cent toises au-dessous de mon regard.
l.JG PYRÉNÉES.
Le bruit est continu et grave. De temps en temps, on
entend des éclats soudains, des espèces de chutes brusques
et lointaines, comme si quelque chose s'écroulait; puis ce
sont des rumeurs qui ressemblent à une multitude de voix
humaines; on croirait entendre une foule parler.
Une frange d'argent, mince et éclatante, serpente à perte
de vue au bas de la côte. — Derrière moi, un grand rocher
debout figure un aigle immense qui se baisse vers son nid,
ses deux griffes posées sur la montagne. Sombre et superbe
sculpture de l'océan.
6 lieures.
Me voici à la pointe même d'une haute montagne, sur
le sommet le plus élevé que j'aie atteint dans la j>urnée.
Là encore il m'a fallu escalader' avec les mains et les
genoux.
Je découvre un immense horizon. Toutes les montagnes
jusqu'à Roncevaux. Toute la mer de Bilbao à gauche,
toute la mer de Bayonne à droite. J'écris ceci accoudé sur
un bloc en forme de crête de coq qui fait l'arête extrême
de la montagne. Sur ce rocher, on a gravé profondément
avec le pic trois lettres à gauche :
L. R. IL
et deux lettres à droite :
V. IL
Autour de ce rocher, il y a un petit plateau triangulaire
couvert de landes desséchées et entouré d'une espèce de
fossé fort âpre. J'aperçois pourtant dans une crevasse une
jolie petite bruyère rose en fleur. Je la cueille.
AUTOUR DE PASAGES.
Autre castillo beaucoup plus grand que celui d'hier.
Mille insectes m'importunent. Je suis dans l'enceinte, après
avoir escaladé le fossé. Grand carré de murailles de pierre
surmontées d'une muraille de terre, encore debout çà et
là, et que l'herbe recouvre. Quatre pâtres basques, en
béret et en veste rouge, dorment à l'ombre dans le fossé.
Un gros chien blanc dort sur le haut du mur.
Restes de chambres. Dans l'une d'elles, arrachements
d'une cheminée encore visibles. Au milieu de la grande
enceinte, une plus petite, dont un angle est brûlé et noir
de fumée. Derrière cette petite enceinte, une terrasse où
conduit un escalier de quatre marches.
Un des pâtres s'est réveillé et s'est approché de moi. Je
lui ai dit d'un air grave : Jaincoa berorrecrequin*. Il
s'éloigne étonné. — Il a été réveiller les autres; — je les
vois par les embrasures qui me regardent d'un air singu-
lier. — Est-ce un air inquiet? est-ce un air menaçant? je
no sais ; peut-être les deux. Je suis sans autre arme que
ma canne. Le chien s'est réveillé aussi et gronde.
Un merveilleux tapis de gazon vert, épais comme une
fourrure, semé d'un million de pâquerettes ou de camo-
milles en fleur, emplit toute la ruine jusque dans les der-
niers recoins.
Je vais monter sur la terrasse.
M'y voici. Je suis assis en haut du mur de briques sèches.
Derrière moi la mer, devant moi un cirque de montagnes.
A ma gauche, j'aperçois au loin sur une croupe qui touche
aux nuages le fort démoli que j'ai visité hier; à ma droite
plus loin encore, le fort Wellington et l'ancienne tour du
phare au delà de Saint-Sébastien. Dans un enfoncement,
la vallée de Loyola; dans un autre enfoncement, la va'lée
de Hernani.
* Dieu a\ec vous.
158 PYRÉNÉES.
Un des pâtres vient de s'approcher encore de moi; je
l'ai regardé fixement; il s'est enfui en criant : — Ahuat-
lacouata! ahuallacouatal
Je vais redescendre.
En redesfeiiiJant.
Spectacle qui me rappelle celui que j'ai vu hier. Un
petit triangle d'eau serti dans un énorme cercle de mon-
tagnes; dans cette eau quelques pucerons. Cette eau c'est
la baie; ces pucerons ce sont les navires.
III
En suivant toujours la route à mi-côte, après avoir passé
le castillo, sa guérite et sa sentinelle, je rencontre un
lavoir.
Ce lavoir est la plus charmante caverne qu'il y ait. Une
roche énorme, qui est une des arêtes vives de la montagne
et qui se prolonge assez au-dessus de ma tête, forme là
une sorte de grotte naturelle. Cette grotte distille une
source dont l'eau tombe abondamment, quoique goutte à
goutte, de toutes les fentes de la voûte. On dirait une
pluie de perles. L'entrée de la grotte est tapissée d'une
végétation si riclie et si épaisse que c'est comme un
énorme porche de verdure. Toute cette verdure est pleine
de fleurs. Au milieu des branches et des feuilles, un long
brin d'herbe forme une sorte d'aqueduc microscopique
et sert de conduit à un petit filet d'eau qui le parcourt
dans toute sa longueur et tombe par son extrémité, en
s'arrondissant sur le fond obscur de la grotte, comme un
AUTOUR DE PASAGES. 150
fi'et d'argent. Une nappe d'eau limpide que resserre un
parapet remplit toute la grotte. Les pierres non cimentées
donnent issue à l'eau qui s'enfuit dans les cailloux.
Le sentier passe à quelque distance du parapet, dont il
e.-t séparé par une large et fraîche pelouse de cresson. On
voit l'eau à travers les feuilles et l'on entend murmurer
la source sous la verdure. Si l'on se retourne, on aperçoit
la baie du Passage et à l'horizon la pleine mer.
Trois jeunes tilles, les jambes dans l'eau jusqu'aux ge-
noux, lavent leur linge dans le lavoir. On ne peut pas dire
qu'elles le battent, mais qu'elles le frappent. Leur procédé
consiste à fouetter violemment, du linge qu'elles tiennent
dans la main, la pierre du parapet. L'une est une vieille
femme. Les deux autres sont deux jeunes filles. Elles s'ar-
rêtent quelques instants, me regardent, puis se remettent
à la besogne.
Après quelques moments de silence : — Monsieur, me
dit la vieille en mauvais français, vous venez de la mon-
tagne? Je lui réponds en basque médiocre : — Bmj, bicho
nequesa*. Les jeunes filles se regardent en dessous et se
mettent à rire.
L'une est blonde, l'autre est brune. La blonde est la
plus jeune et la plus jolie. Ses cheveux nattés en une seule
queue par derrière, selon la mode du pays, prennent sur
le sommet de la tête une teinte fauve, comme ces tresses
de soie qu'on a laissées exposées à l'air et dont la couleur
a passé. Du reste, la jeune laveuse est pleine de grâce avec
son jupon rouge et son corset bleu, les deux couleurs
favorites des basques.
Je m'approche d'elle, et je lie la conversation en espa-
gnol :
— Comment vous appelez-vous?
— Maria-Juana, pour vous servir, cavalier.
— Quel âge avez-vous?
— Dix-sept ans.
— Vous êtes de ce pays ?
— Oui, seigneur.
— Fille de bourgeois?
*Oui, chemin difficile.
IGO PYRÉNÉES.
— Non, seigneur, je suis batelera.
— Batelera! et vous n'êtes pas à la mer?
— La marée est basse; et puis il faut bien laver son
linge.
Ici la jeune fille s'enhardit et continue d'elle-même :
— J'étais sur le rivage l'autre jour, cavalier, quand vous
êtes arrivé. Je vous ai vu. Vous aviez d'abord pris Pepa
pour vous passer; mais, comme vous étiez avec le sei-
gneur Léon, comme le seigneur était déjà embarqué et
que Manuela la catalane est sa batelière, vous avez passé
avec Manuela. Cette pauvre Pepal Mais vous lui avez
donné une piécette, — Te rappelles-tu, dit-elle en se
tournant vers sa compagne, te rappelles-tu, Maria Andrès?
le seigneur cavalier avait choisi d'abord Pepa.
— Et pourquoi l'avais-je choisie?
La jeune fille m'a regardé avec ses grands yeux naïfs et
a répondu sans hésiter :
— Parce qu'elle est la plus jolie.
Puis elle s'est remise à frapper son linge. La vieille, qui
avait fini sa tâche et qui s'en allait, a dit en passant près
de moi :
— La muchacha a raison, seigneur.
Et en disant cela, elle a posé sa corbeille à terre et s'est
assise sur le rebord du sentier, fixant sur les deux jeunes
filles et sur moi ses petits yeux gris, percés comme avec
une vrille au milieu des rides.
— Voulez-vous, lui ai-je dit, que je vous aide à remettre
ce panier sur votre tête?
— Mille grâces, cavalier! personne ne m'a aidée hier,
personne ne m'aidera demain; il vaut mieux que personne
ne m'aide aujourd'hui.
— Comment nommez-vous cette herbe en espagnol?
ai-je dit en désignant le cresson du bout de ma canne.
— Verrou, seigneur.
— Et en basque?
Elle m'a répondu un mot très long dont je ne me sou-
viens pas assez pour l'écrire.
Je me suis tourné vers les jeunes filles :
— Maria Juana, comment s'appelle votre querido?
— Je n'en ai pas.
ALTOUR DE PASAGES. IGl
— Et Maria Andrès?
— Maria Andrès en a un.
La jeune fil e dit cela délibérément, sans hésiter, sans
paraître surpri-e de la question ni embarrassée de la ré-
ponse.
— Comment s'appelle le querido de Maria Andrès?
— Oh! c'est un pêcheur, un pauvre mozzo. Il est très
jaloux. Tenez, il est là dans la baie; on le voit d'ici dans
son bateau.
Ici, la vieille a repris la parole :
— Et heureusement il ne vous voit pas, vous autres! 11*^
serait content s'il voyait Maria Andrès rire et causer avec
ce seigneur! Parler avec un français, doux Jésus! Mieux
vaudrait jaser avec les quatre démons du levant et du
couchant, du nord et du midi.
Un soldat a passé; j'ai fait aux jeunes filles un salut de
la main; elles me l'ont rendu avec le sourire, et j'ai pour-
suivi mon chemin.
IV
6 août. — 3 heures.
J'entendais un jeune coq chanter dans l'éloignement, et
je continuai à marcher. Je suis arrivé ici, par une route
très âpre taillée dans le roc pour les chariots à bœufs,
jusqu'à un ravin étrangement sauvage. Les rochers qui
sortent des bruyères sur la pente escarpée de la mon-
tagne figurent tous des têtes gigantesques; il y a des têtes
de mort, des profils égyptiens, des silènes barbus qui
rient dans l'herbe, de mornes chevaliers au masque
sévère. Tout y est jusqu'à Odry, qui ricane sous une per-
ruque de broussailles.
Par la brisure des deux montagnes, à droite, j'aperçois
un bras de mer, trois villages, deux ruines, dont un cou-
11
162 PYRÉNÉES.
vent, une admirable vallée, une chaîne de hauts sommets
couverts de nuages.
Le village de Leso, qui est le plus près des trois villages,
a une belle église gothique d'une masse simple et grave;
on dirait une forteresse. Dieu lui-même habite des cita-
delles dans ce pays où la guerre ne s'éteint jamais à un
coin de l'horizon sans se rallumer à l'autre.
Ici le spectacle est d'une magnificence formidable.
L'horizon est en deux morceaux, mer et montagne. Le
rivage se prolonge devant moi à perte de vue. 11 a l'angle
et la forme de l'immense escarpe d'un immense retran-
chement que la bruyère gazonne. Un précipice qui a le
même angle forme la contrescarpe.
Du côté de la terre, la mer assiège avec rage et brise ce
retranchement, sur l'arête duquel la nature a posé un
parapet qu'on dirait bâti avec une équerre. Le retranche-
ment s'écroule çà et là par grandes lames qui tombent
d'un seul bloc dans l'océan. Figurez-vous des ardoises
de quatrevingts pieds de long. Où je suis, l'assaut est
furieux, le ravage est terrible. Il s'est fait une brèche
monstrueuse.
Je suis assis à la pointe extrême du rocher en surplomb
qui domine cette brèche. Une forêt de fougères remplit
le haut de l'écroulement. Une foule de chênes nains, que
le vent de mer fauche à la hauteur d'un gazon, croissent
autour de moi. Je cueille une jolie feuille rouge.
D'imperceptibles bateaux pêcheurs nagent au fond du
gouffre à mes pieds; les maquereaux, les lubines et les
sardines brillent au soleil dans le fond des barques comme
des tas d'étoiles. Les nuages donnent à la mer des reflets
d'airain.
AUTOUR DE PASAGES. 163
Le soleil se couche. Je redescends. Un enfant chante
dans la montagne. Je le vois qui passe au fond d'un che-
min creux, chassant six vaches devant lui. Les créneaux
de la montagne découpent leurs larges ombres sur un
champ roux où passent des moutons.
La mer est d'un vert glauque. Elle devient plus sombre.
Le ciel s'éteint.
J'avais depuis plusieurs jours remarqué dans la mon-
tagne un village U'un aspect étrange et sévère. Ce village
s'appelle, je crois, Leso. 11 est situé à l'extrémité du bras
de mer de Pasages, à un endroit que la marée laisse à sec
en se retirant. Hier, comme le soleil déclinait, j'ai pris à
mi-côte une route à bœufs qui y conduit.
Cette route est souvent fort âpre, pavée par places de
dalles de grès et de dalles de marbre, et coupée çà et là
par des espèces d'escaliers abrupts que font les dalles en
s'écroulant. Du reste, elle court sur la pente de deux
montagnes que les bruyère? violettes et les genêts jaunes
couvrent en ce moment d'une immense chape de fleurs.
J'ai laissé à ma droite une grande ferme bâtie en pierre
à porte ogive, puis à ma gauche une gorge très sauvage,
où un torrent se fait jour de la façon la plus furieuse et
la plus étrange à travers une masure qui a été une mai-
son. J'ai passé ce torrent sur un petit pont d'une arche,
et j'ai gravi la pente de la montagne opposée.
Des femmes chantaient ; des enfants se baignaient dans
LESO. 165
des flaques d'eau ; des ouvriers français venus de Rayonne,
qui construisent en ce moment un bâtiment dans la baie,
passaient dans un ravin, portant à sept une longue char-
pente. J'entendais la clochette des bœufs et le frémisse-
ment des arbres; le paysage était d'une gaîté magnifique;
le vent faisait tout vivre, le soleil dorait tout.
Puis j'ai rencontré une ruine à droite, une ruine à
gauche, une autre encore, puis un groupe de trois ou
quatre, derrière un bouquet de pommiers, et je me suis
trouvé brusquement à quelques pas du village.
Je me sers ici à tort du mot ruine; je ne devrais jamais
employer que le mot masure. Ces « ruines » se compo-
sent ordinairement de quatre murailles sans toit et per-
cées de quelques fenêtres, la plupart bouchées d'un
tablier de briques et converiies en meurtrières, avec des
traces d'incendie partout, et dans l'intérieur une vache
ou deux chèvres qui broutent paisiblement l'herbe du
pavé et le lierre du mur. Ces masures sont les œuvres de
la dernière guerre.
Comme j'entrais au village, une mendiante solennelle,
pour le moins centenaire, s'est levée à l'angle d'un mur,
et m'a demandé l'aumône avec un g^ste de protection
formidable. J'ai donné un sou à ce siècle.
Je suis entré dans une rue lugubre, bordée de grandes
maisons noires, toutes en pierre, quelques-unes avec des
balcons de fer massif d'un travail ancien, quelques autres
avec d'énormes blasons sculptés en ronde bosse au milieu
de la façade.
Des faces livides, qui semblaient éveillées en sursaut,
apparaissaient sur les seuils à mon passage. Presque toutes
les fenêtres avaient, au lieu de rideaux, de vastes toiles
d'araignée. Par ces fenêtres longues et étroites, je
regardais dans les maisons, et je voyais des intérieurs de
sépulcres.
En un instant, il y eut une tête à chaque fenêtre, mais
une tète plus vieille encore que la fenêtre. Toutes ces
têtes mornes, cadavéreuses, comme éblouies par un jour
trop vif, s'agitaient, se penchaient, chuchotaient. Ma
venue avait mis cette fourmilière de spectres en rumeur.
Il me semblait être dans un village de larves et de lamies.
1(50 PYRÉNÉES.
et toutes ces ombres regardaient avec colère et terreur
un vivant.
La rue où j'entrais était tortueuse et coupée, pour ainsi
dire, en deux étages. Le côté droit s'adossait à la mon-
tagne, le côté gauche s'enfonçait dans la vallée.
11 y avait beaucoup de maisons du quinzième siècle,
avec deux grandes portes; sur le maître claveau de la
première porte était sculpté, de la manière la plus déli-
cate et la plus élégante, le numéro de la maison mêlé de
quelque signe religieux, une croix, une colombe, une
branche de lys; sur le maître claveau de la seconde
étalent ciselés les attributs du métier de l'habitant, une
roue pour un charron, une cognée pour un bûcheron.
Dans ce village, tout avait une sombre et singulière gran-
deur. Une enseigne était un bas-relief.
C'était une misère profonde, mais ce n'était pas une
misère vulgaire. C'était une misère dans des maisons de
pierre de taille; une misère qui avait des balcons de fer
ouvré comme le Louvre et des armoiries sur lames de
marbre comme l'Escurial. Une peuplade de gentilshommes
en haillons dans des cabanes de granit.
Je ne voyais pas un jeune visage, excepté quelques
enfants déguenillés qui me suivaient de loin, et qui, dès
que je me retournais, reculaient sans fuir comme de
jeunes loups effarouchés.
De deux en deux maisons il y avait une ruine, la plu-
part du temps couverte de lierre et obstruée de brous-
sailles, quelquefois ancienne, le plus souvent récente.
En enjambant les pans de mur, je suis arrivé jusqu'à
une maison qui paraissait inhabitée. Toute la façade sur
ce qui avait été la rue avait cet air morne d'un logis sans
maîtres, portes soigneusement closes, aux fenêtres des
volets verts d'une boiserie du temps de Louis XIII fermés
partout. J'ai escaladé une petite clôture pour tourner
autour de cette maison, et de l'autre côté je l'ai trouvée
ouverte, mais ouverte affreusement, ouverte de haut en
bas par l'arrachement entier d'une façade dont la muraille
gisait à terre d'un seul morceau dans un champ de maïs
écrasé. J'ai marché sur cette muraille comme sur un
pavé, et je suis entré dans la maison.
LESO. 1€7
Quelle désolation! Je voyais d'un seul coup d'oeil les
quatre étages éventrés. L'escalier a été brûlé; la cage de
l'escalier n'est plus qu'un large trou où toutes les cham-
bres viennent aboutir. Les murs, roux et hideux, mon-
trent partout les marques de la flamme.
Je n'ai pu parcourir que le rez-de-chaussée, l'escalier
manquant.
Cette maison était très grande et très haute; elle n'est
plus portée que par quelques piliers et quelques poutres
amincies par le feu. Je la voyais pendre et trembler au-
dessus de ma tête; de temps en temps une pierre, une
brique, un plâtras se détachait et tombait à mes pieds, ce
qui faisait un bruit de vie sinistre dans cette maison
morte. Au troisième étage, une planche à demi brûlée est
restée suspendue à un clou; le vent l'agite et la fait grin-
cer tristement. Je revoyais dans les chambres les volets
solidement verrouillés. 11 y a quelques lambeaux de papier
sur les murs. Une chambre est peinte en rose. Dans la
cuisine, à un endroit maintenant inaccessible, j'ai remar-
qué, sur le chambranle blanc de la haute cheminée,
un petit navire dessiné au charbon par une main d'en-
fant.
D'une ruine séculaire on sort l'âme agrandie et dilatée.
D'une ruine d'hier on sort le cœur serré. Dans la ruine
antique, je me figure le fantôme; dans la ruine récente,
je me représente le propriétaire. Le fantôme est moins
triste.
Une église haute, énorme, granitique, lugubre, domine
ce village farouche.
De loin, ce n'est pas une église, c'est un bloc. En appro-
chant, oh distingue quelques trous dans la muraille, et à
l'abside trois ou quatre ogives du quinzième siècle.
Comme on a trouvé sans doute que cela donnait trop de
jour dans cette boîte de pierre, on a muré les ogives, et
on n'a laissé au centre de chacune d'elles qu'un étroit
œil-de-bœuf. La muraille est rousse, âpre, rongée de
lichen.
La façade est un grand mur coupé carrément, sans
fenêtre, sans baie, et n'offrant à l'œil d'autre ouverture
que le portail, qui est bas et triste, avec deux colonnes
168 PYRÉNÉES.
frustes et un fronton nu. Deux longs arrachements de
pierres noires balafrent cette façade du haut en bas. Elle
est accostée adroite d'une longue et étroite tour, laquelle
dépasse à peine le faîte de l'édifice.
Sept ou huit vieilles hideuses étaient accroupies soli-
tairement de distance en distance autour de l'église. Je
ne sais si cet arrangement était l'effet du hasard, mais
chacune de ces vieilles paraissait s'accoupler à une gar-
gouille qui tendait le cou au-dessus de sa tête au bord du
toit. Par instants, les vieilles levaient les yeux au ciel et
semblaient échanger de tendres regards avec les gar-
gouilles.
Une de ces mendiantes sauvages attachait sur moi un
œil plus fixe et plus fauve que les autres. Je suis allé droit
à elle, ce qui a paru l'étonner; puis je lui ai montré
l'église et je lui ai dit : Guilzla. Ce qui signifie en basque :
la clef. La gargouille vivante, apprivoisée par ce mot ma-
gique et par une demi-peseta que j'ai jetée dans son
tablier, s'est dressée debout et m'a dit : Bay, c'est-à-dire :
Oui. Elle a disparu derrière l'église.
Je suis resté seul devant le porche. Les autres vieilles
s'étaient toutes levées et s'étaient groupées à un angle
d'où elles me regardaient.
Quelques moments après, celle qui s'était éloignée a
reparu tenant une clef. Elle a ouvert la porte de l'église,
et j'y suis entré.
Était-ce l'heure, la nuit qui s'approchait? la disposition
de mon esprit ou l'émanation même de l'édifice? jamais je
n'ai ressenti impression plus glaçante qu'en pénétrant
dans cette église.
C'était une haute nef, nue au dedans comme elle l'était
au dehors, sombre, froide, misérable et grande, à peine
éclairée par les reflets blafards et terreux d'un jour cré-
pusculaire.
Au fond, derrière le tabernacle, sur une estrade de
pierre, se développait du pavé à la voûte un immense
dessus d'autel, chargé de statues et de bas-reliefs, jadis
doré, maintenant rouillé, étageant sur une surface de
soixante pieds de haut les formidables saints de l'Inquisi-
tion mêlés à l'archilecture tragique et sinistre de Phi-
LESO. 169
lippe II. Cet autel, entrevu dans cette ombre, avait. je ne
sais quoi d'impitoyable et de terrible.
La vieille avait allumé un lumignon, qui scintillait dans
une grande lampe de fer-blanc estampé, d'un beau goût,
suspendue devant l'autel. Ce lumignon n'ôtait rien à l'ob-
scurité et ajoutait quelque chose à l'horreur.
Le prêtre monte à cet autel par un large degré qu'en-
cai^se une rampe de pierre massive admirablement ouvrée
dans le goût sombre et élégant de Charles-Quint, qui
répond à ce que nous nommons en France le style de
François 1", et à ce qu'on nomme en Angleterre l'archi-
tecture Tudor.
J'ai monté cet escalier, et de là j'ai regardé l'église, qui
est vraiment majestueuse et funèbre.
La vieille était je ne sais où dans quelque coin téné-
breux.
La porte était restée entr'ouverte, et je voyais au loin
la campagne déjà couverte d'ombre, le ciel assombri, le
bras de mer, vaste grève à sec en ce moment; sur le pre-
mier plan, une ruine qui élait une cabane; sur le second
plan, une ruine qui était une maison d'alcade: au fond,
une ruine qui était un couvent. La cabane ruinée, la mai-
son ruinée, le couvent ruiné, ce ciel d'où le jour s'en va,
cette plage d'où la mer se retire, n'était-ce pas un symbole
complet? Il me semblait que, du fond de cette mysté-
rieuse église, je voyais, non une campagne quelconque,
mais la figure de l'Espagne.
En ce moment, un bruit singulier est venu jusqu'à moi.
J'ai écouté, n'en pouvant croire mes oreilles, et écouté
encore. Chose surprenante et qui annonce combien est
déjà profonde la révolution qui se fait en ce pays : la
bande d'enfants qui m'avait suivi de loin avait vu l'église
ouverte; elle s'était installée sous le porche, et là elle
chantait à . tue-tête, et avec dérision et avec de longs
éclats de rire, la messe et les vêpres, parodiant le prêtre
à l'autel et les chantres dans le chœur.
Vous le dirai-je, ami? en ce moment-là, je me suis senti
dans l'âme une pitié infinie pour ces pauvres enfants à
qui la religion va manquer avant qu'on leur ait donné la
civilisation.
170 PYRÉNÉES.
Et puis, des enfants ma pitié est alléa à cette pauvre
vieille nef du saint-office, obligée de subir cet affront en
silence. Quel châtiment! quelle réaction! des enfants rail-
lent ce qui a si longtemps fait trembler les hommes ! Oh !
si les pierres ont des entrailles, si l'âme des institu-
tions se communique aux édifices qu'elles construisent,
quelle morne et inexprimable colère devait en ce
moment-là remuer jusqu'en leurs fondements ces. aus-
tères et formidables murailles ! Et songer que ceci se pas-
sait auprès du berceau de saint Ignace, à deux lieues de
la vallée de Loyola ! — A mesure que les enfants chan-
taient, la nef devenait plus sombre, et cette nuit qui se
faisait dans l'église semblait être l'image de la nuit qui se
faisait dans leur foi.
Triste église de saint Dominique, tu avais cru vaincre
Satan, et tu es vaincue par Voltaire !
Voilà donc que tout est masure en Espagne ! la maison,
demeure de l'homme, est ruinée dans les campagnes ; la
religion, demeure de l'âme, est ruinée dans les cœurs.
Il faisait nuit quand je suis sorti de l'église. Toutes les
fenêtres et toutes les portes étaient closes dans le village.
Pas une lumière, pas un habitant. On eût dit que ces
sépulcres s'étaient refermés et que ces spectres s'étaient
rendormis.
Cependant, à une place, j'ai distingué une lueun. Je m'y
suis dirigé. Un volet était entre-bâillé à un rez-de-
chaussée, et i'ai vu dans une chambre basse une vieille
femme accroupie, immobile, adossée à un mur fraî-
chement blanchi. Au-dessus de sa tète brûlait une lampe
attachée à un clou, la vieille lampe espagnole qui a la
forme d'une lampe sépulcrale. J'ai cru voir rêver lady
Macbeth.
La réverbération de cette lampe m'a permis de lire sur
la porte de la maison d'en face cette inscription :
POSADA
LHABIT.
Je m'attendais à tout, excepté à trouver là une auberge.
La lune se levait derrière les monts Jaitzquivel comme
LESO. 171
jft sortais du village. Il m'a été facile de retrouver mon
chemin. Pourtant, dans la disposition d'esprit où ma
visite à ce lieu étrange m'avait laissé, j'avais peine à
reconnaître cette campagne qui m'avait charmé quelques
heures auparavant. Ce paysage, si gai au soleil, était
d-venu lugubre à la lune. La solitude de la nuit emplissait
l'horizon.
J'approchais de Pasages. Quelques passants commen-
çaient à Srt montrer sur la route.
J'avais l'œil fixé sur la ruine d'un castillo qui se des-
sinait au loin au clair de lune sur la crête d'une assez
haute montagne, au fond d'uoe vallée étroite, sauvage et
déserte.
Ce qui m'occupait, c'était une lumière qui venait d'ap-
p traître dans cette ruine, à l'extrémité du pignon. C^tte
liimière avait quelque chose d'inexplicable et de singulier.
D'abord à cause du lieu où elle brillait, ensuite à cause
de la façon dont elle brillait. Elle se comportait comme
un phare, s'allumant, puis s'éteignant, puis se rallumant
et jetant tout à coup l'éclat d'une grosse étoile. Qu'était-ce
que ce feu, et que signifiait-il?
Comme j'arrivais à la gorge où est le pont, une pau-
vresse qui se trouve habituellement à l'entrés de la cor-
derie et à laquelle je fais l'aumône à peu près chaque
matin, traversait la chaussie pour monter jusqu'à sa
cabane à mi-côte. En m'apercevant, elle se retourna, fit
un signe de croix et me montra la lumière en disant :
Los demonios. Je passai outre.
Un peu plus loin, à l'entrée du dallage rapide qui des-
cend à Pasages, un homme, un pêrheur, était debout sur
un bloc de marbre rouge, et, comme la vieille, il regar-
dait la lumière. Que es eso ? lui dis-je en m'approchant.
L'homme ne quitta pas la lumière des yeux, et me
répondit : — Conlrabandistas.
Gomme je montais mon escalier, mon hôtesse, l'excel-
lente madame Basquetz, vint à moi :
— Ah ! monsieur, comme vous voilà tard ! Vous n'avez
pas soupe ? D'où venez-vous donc ainsi ?
— De Leso.
— Ah ! vous êtes allé à Leso?
kk
172 PYRÉNÉES.
— Oui, madame.
Elle répéta un moment après, d'un air pensif :
— De Leso ?
— Mais oui, repris-je. Et vous, n'y êtes-vous jamais
allée ?
— Non, monsieur.
— Et pourquoi ?
— Parce que, dans le pays, on ne va jamais à Leso.
— Et pourquoi n'y va-t-on jamais?
— Je ne sais pas.
\I
PAMPELUNE
Je suis à Pampelune, et je ne saurais dire ce que j'y
éprouve. Je n'avais jamais vu cette ville, et il me semble
que j'en reconnais chaque rue, chaque maison, chaque
porte. Toute l'Espagne que j'ai vue dans mon enfance
m'apparaît ici comme le jour où j'ai entendu passer la
première charrette à bœufs. Trente ans s'effacent dans
ma vie ; je redeviens l'enfant, le petit français, el tiino, el
chiquHo fiances, comme ou m'appelait. Tout un monde
qui sommeillait en moi s'éveille, revit et fourmille dans
ma mémoire. Je le croyais presque effacé ; le voilà plus
resplendissant que jamais.
Ceci est bien la vraie Espagne. Je vois des places à
arcades, des pavés à mosaïques de cailloux, des bateaux à
bannes, des maisons peintes à falbalas, qui me font battre
le cœur. Il me semble que c'était hier. Oui, je suis entré
hier sous cette grande porte cochère qui donne sur un
petit escalier; j'ai acheté l'autre dimanche, en allant à la
promenade avec mes jeunes camarades du séminaire des
nobles, je ne sais quelles gimblettes poivrées {rosquillas)
dans cette boutique au fronton de laquelle pendent des
174 PYIlÉNÉliS.
peaux de bouc à porter le vin ; j'ai joué à la balle le long
de ce haut mur, derrière une vieille église. Tout cela est
pour moi certain, réel, distinct, palpable.
Il y a des bas de murailles coloriés en marbre extra-
vagant qui me ravissent l'âme. J'ai passé deux heures
délicieuses tète à tête avec un vieux volet vert à petits
panneaux qui s'ouvre en deux morceaux de façon à faire
une fenêtre %i on l'ouvre à moitié et un balcon si on
l'ouvre tout à fait. Ce volet était depuis trente ans, sans
que je m'en doutasse, dans un coin de ma pensée. J'ai dit :
Tiens ! voilà mon vieux volet!
Quel mystère que le passé! Et comme il est vrai que
nous nous déposons nous-même dans les objets qui nous
entourent! Nous les croyons inanimés, ils vivent cepen-
dant; ils vivent de la vie mystérieuse que nous leur
avons donnée. A chaque phase de notre vie nous dépouil-
lons notre êti-e tnut entier, et nous l'oublions dans un
coin du monde. Tout cet ensemble de choses indicibles
qui a été nous-même reste là dans l'ombre ne faisant
qu'un avec les objets sur lesquels nous nous sommes
empreints à notre insu. Un jour enfin, par aventure, nous
revoyons ces objets ; ils surgissent devant nous brusque-
ment, et les voilà qui sur-le-champ, avec la toute-puis-
sance de la réalité, nous restituent notre passé. C'est
comme une lumière subite; ils nous reconnaissent, ils se
font reconnaître de nous, ils nous rapportent, entier et
éblouissant, le dépôt de nos souvenirs, et nous rendent
un charmant fantôme de nous-même, l'enfant qui jouait,
le jeune homme qui aimait.
J'ai donc quitté hier Saint-Sébastien.
Les montagnes produisent deux sortes de routes : celles
qui serpentent à plat sur le sol comme les vipères, celles
qui serpentent en ondulant par soubresauts comme les
boas. Passez-moi ces deux comparaisons qui rendent ma
pensée sensible. La route de Saint-Sébastien à Tolosa est
de la dernière espècR ; celle de Tolosa à Pampelune ei>t de
la première. C'est-à-dire que la route de Saint-Sébastien à
Tolosa monte et descend sur la croupe des collines et que
la route de Tolosa à Pampelune suit les sinuosités des
vallées. L'une est charmante, l'autre est sauvage.
PAMPELLNE. 175
En quittant Saint-Sébastien j'ai donné un dernier coup
d'œil à la presqu'île, à la mer qui blancliissait super-
bement sur le sable, au mont Urgoll, et aux trois cou-
vents qui ont été brûlés aux portes de la ville, un par les
cristinos, deux par les carlistes.
Hernani n'a pas de monuments, — une église quel-
conque dont le portail pompadour est pourtant assez
riche, un ayuntamiento insignifiant; — mais Hernani a un
admirable paysage et une rue qui vaut une cathédrale.
La grande rue de Hernani, toute bordée de blasons en
saillie, de balcons-bijoux, de portails seigneuriaux, fermée
par une vieille poterne ruinée qui porte en ce moment,
au lieu de créneaux, des toufies de capucines en fleur,
est un livre magnifique où l'on peut lire page à page,
maison à çiaison, l'architecture de quatre siècles.
J'ai regretté en traversant la ville que rien n'indiquât au
passant la maison où est né Jean de L'rbuta, ce capitaine
espagnol auquel échut, dans la journée de Pavie, l'hon-
neur de faire François I" prisonnier. L'rbuta fit la chose
en gentilhomme et François l" la subit en roi. L'Espagne
doit à L'rbuta une plaque de marbre dans la grande rue
de Hernani.
Au reste, ces montagnes sont pleines de noms illustres.
Motrico est la patrie de Charruca qui mourut à Trafalgar.
Sébastien de Elcano, qui fit le tour du monde en 1519
noiez la date), et Alonzo de Ercilla, qui fit un poème
épique, naquirent, l'un à Guetaria, l'autre à Bermeo. La
vallée de Loyola a vu naître en IZi'Jl Ignace qui de page se
fit saint, et le pont de Lozedo a vu débarquer, venant d'Al-
lemagne pour aller à Saint-Just, Charles-Quint qui d'em-
pereur se fit moine.
Tolosa, qui est l'ancienne Iturissa, a plus de grâce que
Hernani, et plus de vie et plus de richesse, mais moins de
grandeur et de solennité.
Malgré la pluie fine qui tombait depuis le matin, j'ai vu
toute la ville. Quelques vieilles maisons, dont une bâtie
sous Alphonse le Sage, le roi astronome; une assez belle
église, dont on a fait un grenier à fourrage; les deux
jolies rivières, l'Oria et l'Araxa, voilà tout ce que j'ai eu
pour ma peine.
176 PYRENEES.
Il y a sur la devanture d'un premier étage dans la
grande rue une inscription sur marbre noir qui com-
mence par Sic visiim superis et qui se termine par el
emperador le caballero. J'avais commf^ncé à la copier,
mais cette action inouïe a produit en quelques minutes un
tel attroupement autour de moi que j'ai renoncé à l'in-
scription. Dans ce moment où les ayuntamientos trem-
blent comme la feuille, j'ai craint de faire par mégarde une
révolution à Toîosa.
Hernani, où j'étais passé étant enfant et dont le sou-
venir m'était resté, a bien plus que Tolosa la physionomie
espagnole. Les quatorze diligences qui partent tous les
jours de Tolosa emportent chaque matin quelque chose
des vieilles mœurs, des vieilles idées, des vieilles cou-
tumes, de ce qui fait la vieille Espagne enfin.»
Et puis on travaille à Tolosa. Il y a la fabrique de cha-
peaux d'Urbieta, une manufacture de papier, force cor-
roieries, force fabriques de clous, de fers à cheval, de
marmites en fer battu, de grilles de balcon en fer poli, de
sabres et de fusils; toute la montagne est pleine de
forges. Or, si quelque chose peut déformer l'Espagne,
c'est le travail.
L'Espagne est essentiellement le peuple gentilhomme
qui, pendant trois siècles, s'est fait nourrir à ne rien
faire par les Indes et les Amériques. De là les rues bla-
sonnées. En Espagne on attendait le galion comme en
France on vote le budget. Tolosa, avec son activité, son
industrie, ses moulins, ses torrents, ses ombrages, ses
enclumes et son bruit, ressemble à une jolie ville fran-
çaise. Il tremble qu'elle doit importuner par ses bourdon-
nements la Castiile-Vieille, sa voisine, et que celle-ci a dû
être plus d'une fois tentée de se retourner, à demi
assoupie comme elle est, pour lui dire : Tais-toi donc !
Au moment où je descendais à Tolosa, sous la porte de
la fonda, une nuée de servantes en jupon court et jambes
nues, empressées, cordiales et quelques-unes jolies, m'a
entouré el s'est emparée de mon bagage. Toutes essayaient
de me dire quelques mots en français.
PA.MPELLNE.
Ce matin, à trois heures, bien avant le jour comme
vous vo3'ez, je me suis installé dans le coupé de la dili-
gence de la Coronilla de Aragon, et je suis sorti de
Toi osa.
Nous avons traversé la rue et le pont et abordé la
grande route dans la nuit noire, au galop furieux de huit
mules pressées, excitées, fouettées, éperonnées, aiguil-
lonnées, exaspérées par trois hommes.
L'un de ces trois hommes était un enfant, mais il valait
à lui seul les deux autres.
Il ne paraissait pas avoir plus de huit à neuf ans. Ce
farouche marmot, qu'avant de partir j'avais entrevu sous
la lanterne de l'écurie, avec son chapeau à la Henri II, sa
blouse de paillasse et ses guêtres de cuir, avait un profil
arabe, des yeux fendus en amande et la plus gracieuse
allure du monde. Sitôt qu'il fut à cheval, il se transfi-
gura; il me sembla voir un gnome qui se serait fait pos-
tillon. Il était presque imperceptible sur son immense
mulet, semblait vissé sur sa selle, brandissait à son petit
bras un fouet monstrueux dont chaque coup faisait bondir
l'attelage et précipitait tête baissée à corps perdu dans
les ténèbres tout cet énorme équipage sonnant, cahoté,
bondissant, roulant sur les ponts et les chaussées avec le
bruit d'un tremblement de terre. C'était la mouche du
coche, mais quelle formidable mouche !
Figurez-vous un démon traînant le tonnerre.
Le mayoral, assis à droite sur le siège, grave comme un
évêque, secouait ain*i qu'un sceptre un fouet gigan-
tesque dont la pointe atteignait la huitième mule à Textré-
mité de l'attelage et dont la piqûre semblait de feu. De
temps en temps il criait : Anda, nino ! va, enfant I Et le
petit postillon se courbait funeux sur sa mule, et tout
bondissait comme si la voiture allait s'envoler.
A gauche du mayoral se tenait un grand gueux d'une
vingtaine d'années presque aussi fantastique que le pos-
tillon. C'était le sagal. Cet étrange gaillard, sanglé d'une
corde, chaussé d'une loque, vêtu d'une guenille et coiffé
12
178 PYRÉNÉES.
d'un béret, risquait sa vie vingt fois par heure. A cliaque
minute il se ruait à terre, sautait d'un bond à la tète de
réquipage, insultait les mules, les appelait par leurs noms
avec des cris effrayants : La capilana ! la gaillarda! la
générale! Leona! la carabinera ! la collegiana! la car-
caiia! fouettait, piquait, pinçait, mordait, frappait du
poing et du pied, poussait au triple galop la diligence,
qu'il semblait ne pouvoir plus suivre et qui le dépassait
avec la vitesse de l'éclair, et au moment où on le croyait
à un quart de lieue en arrière, à l'instant le plus rapide
de la course, un homme qui semblait lancé par une
bombe tombait tout à coup sur le siège à côté du
mayoral. C'était le sagal qui se rasseyait.
Et qui se rasseyait le plus tranquille du monde, sans
être ému, ni haletant, sans une goutte de sueur sur le
front. Un avare qui vient de donner un liard à un pauvre
est, à coup sûr, plus essoufflé. Qui n'a pas vu courir un
sagal navarrais sur la route de Tolosa à Pampelune ne
sait pas tout ce que contient le fameux proverbe : courir
comme un basque.
J'avais la tête alourdie par cette espèce de sommeil où
la fatigue d'une mauvaise nuit, l'air frais du matin et le
roulement de la voiture plongent le voyageur. Vous con-
naissez cette somnolence à la fois vague et transparente
où l'esprit flotte à demi noyé, où les réalités qu'on per-
çoit confusément tremblent, grandissent, chancellent,
s'effacent, et deviennent des rêves tout en restant des
réalités. Une diligence devient un tourbillon, et reste une
diligence. Les bouches des gens qui parlent sonnent
comme des trompes; au relais la lanterne du postillon
flamboie comme Sirius : l'ombre qu'elle projette sur le
pavé semble une immense araignée qui saisit la voiture et
la secoue entre ses antennes. C'est à travers cette rêverie
grossissante que mes huit mules et mes trois postillons
m'apparaissaient.
Mais n'y a-t-il pas quelquefois de la raison dans les hal-
lucinations, de la vérité dans les rêves ? et les états
étranges de l'âme ne sont-ils pas pleins de révélations ?
Eh bien, vous le dirai-je? dans cette situation où tant
de philosophes ont vainement essayé de s'étudier eux-
PA.MPELLNE. 179
mêmes, des doutes singuliers, des questions bizarres et
neuves se présentaient à ma pensée. Je me demandais :
Que peut-il se passer et que se passe-t-il en ces pauvres
mules, qui, dans l'espèce de somnambulisme où elles
vivent, vaguement éclairées des lueurs vacillantes de
Tinstinct, assourdies par cent grelots à leurs oreilles,
presque aveuglées par le guardaojos, emprisonnées par le
harnais, épouvantées par le bruit de chaîne?, de roues et
de pavés qui les suit sans cesse, sentent s'acharner sur
elles dans cette ombre et dans ce lumulte trois satans
qu'elles ne connaissent pas, mais qu'elles sentent, qu'elles
ne voient pas, mais qu'elles entendent? Que signifie
pour elles ce songe, cette vision, cette réalité? Est-ce
un châtiment? mais elles n'ont pas fait de crime. Que
pensent-elles de l'homme?
Mon ami, l'aube commençait à poindre; un coin du
firmament blanchissait de cette blancheur sinistre qu'a
toujours la première lueur du matin; tout ce qui vit de
la vie distincte et précise dormait encore dans les nids
perdus sous les feuilles et dans les cabanes enfouies dans
les bois; mais il me semblait que la nature ne dormait
pas. Les arbres entrevus dans l'obscurité comme des fan-
tômes se dégageaient peu à peu de la brume dans les
gorges profondes de Tolosa et apparaissaient au-dessus de
nous au bord du ciel comme s'ils avançaient la tête par-
dessus le sommet des collines; les herbes frissonnaient
sur la berge du chemin; sur les rochers, des broussailles
noires et confuses se tordaient comme avec désespoir; je
n'entendais aucun bruit, aucune voix, aucune plainte;
mais, je vous le dis. il me semblait que la nature ne dor-
mait pas! il me semblait qu'elle se réveillait peu à peu
autour de nous, et que, dans ces arbres, dans ces herbes,
dans ces broussailles, c'était elle, la mère commune, qui
se penchait dans une douleur ineffable et une inexpri-
mable pitié, du bord du chemin et du haut des mon-
tagnes, pour voir passer et souffrir dans cette course pleine
de ténèbres ces pauvres mules épouvantées, ces animaux
abandonnés et misérables qui sont ses enfants comme
nous, et qui vivent plus près d'elle que nous!
0 mon ami, si la nature en effet nous regarde à de cer-
180 PYRÉNÉES.
taines heures, si elle voit les actions brutales que nous
commettons sans nécessité et comme par plaisir, si elle
souffre des choses méchantes que les hommes font, que
son attitude est sombre et que son silence est terrible!
Nul n'a sondé ces questions. La philosophie humaine
s'est peu occupée de Thomme en dehors de Phomme, et
n'a examiné que superficiellement et presque avec un
sourire de dédain les rapports de l'homme avec les choses
et avec la bête qui à ses yeux n'est qu'une chose. Mais
n'y a-t-il pas là des abîmes pour le penseur?
Doit-on se croire insensé parce qu'on a dans le cœur le
sentiment de la pitié universelle? N'existe-t-il pas de cer-
taines lois d'équité mystérieuse qui se dégagent de l'en-
semble des choses, et que blessent les voies de fait inin-
telligentes et inutiles de l'humme sur les animaux? Sans
doute la souveraineté de l'homme sur les choses ne peut
être niée; mais la souveraineté de Dieu passe avant celle
de l'homme. Or, pensez-vous, par exemple, que l'homme
ait pu, sans violer quelque intention secrète et paternelle
du créateur, faire du bœuf, de l'âne et du cheval les for-
çats de la création? Qu'il les fasse servir, c'est bien, mais
qu'il ne les fasse pas souffrir! Qu'il les fasse mourir même,
s'il le faut, c'est son besoin et c'est son droit, mais du
moins, et j'insiste sur ceci, qu'il ne leur fasse souffrir rien
d'inutile.
Quant à moi, je pense que la pitié est une loi comme la
justice, que la bonté est un devoir comme la probité. Ce
qui est faible a droit à la bonté et à la piiié de ce qui est
fort. L'animal est faible, puisqu'il est inintelligent. Soyons
donc pour lui bons et pitoyables.
Il y a dans les rapports de l'homme avec les bêtes, avec
les fleurs, avec les objets de la création, toute une grande
morale à peine entrevue encore, mais qui finira par se
faire jour et qui sera le corollaire et le complément de la
morale humaine. J'admets les exceptions et les restric-
tions, qui sont innombrables; mais il est certain pour moi
que, le jour où Jésus a dit • « Ne faites pas à autrui ce
que vous ne voudriez pas qu'on vous fît », dans sa pensée
autrui éta.it immense; autrui dépassait l'homme et embras-
sait l'univers.
FAMPELt-NE. 181
L'objet principal pour lequel a été créé Thomme, son
grand but, sa grande fonction, c'est d'aimer. Dieu veut
que riiomme aime. L'homme qui n'aime pas est au-dessous
de l'homme qui ne pense pas. En d'autres termes, l'égoïste
est inférieur à l'imbécile, le méchant est plus bas dans
l'échelle humaine que l'idiot.
Chaque chose dans la nature donne à Thornme le fruit
qu'elle porte, le bienfait qu'elle produit. Tous les objets
servent à l'homme, selon les lois qui leur sont propres;
le soleil donne sa lumière, le feu sa chaleur, l'animal son
instinct, la fleur son parfum. C'est leur façon d'aimer
l'homme. Ils suivent leur loi, et ne s'y refusent pas et ne
s'y dérobent jamais; l'homme doit obéir à la sienne. 11 faut
qu'il donne à l'humanité et qu'il rende à la nature ce qui
est sa lumière à lui, sa chaleur, son instinct et son par-
fum, — l'amour.
Sans doute c'était le premier devoir — et c'est par là
qu'on a du commencer, et les divers législateurs de l'es-
prit humain ont eu raison de négliger tout autre soin pour
celui-là — il fallait civiliser l'homme du côté de l'homme.
La tâche est avancée déjà et fatt des progrès chaque jour.
Mais il faut aussi civiliser l'homme du côté de la nature.
Là tout est à faire.
Voilà ma rêverie. Prenez-la pour ce qu'elle est; mais
quoi que vous en disiez, je vous déclare qu'elle vient d'un
sentiment profond que j'ai en moi. Maintenant, pensons-5%
nsais n'en parlons plus. Il faut jeter la graine et laisser le
sillon faire.
Que vous dirai-je? je suis charmé. C'est un admirable
pays, et très curieux, et très amusant. Pendant que vous
avez la pluie à Paris, j'ai le soleil ici, et le ciel bleu, et
tout juste ce qu'il faut de nuages pour faire de magni-
fiques fumées sur les montagnes.
182 PYRÉNÉES.
Tout ici est capricieux, contradictoire et singulier;
c'est un mélange de mœurs primitives et de mœurs dégé-
nérées; naïveté et corruption; noblesse et bâtardise; la
vie pastorale et la guerre civile; des gueux qui ont des
airs de héros, des héros qui ont des mines de gueux; une
ancienne civilisation qui achève de pourrir au milieu d'une
jeune nature et d'une nation nouvelle; c'est vieux et cela
naît, c'est rance et c'est frais. C'est inexprimable. Surtout
c'est amusant.
Pays unique où l'incompatible se marie à tout moment,
à tout bout de champ, à tout coin de rue. Les servantes
de tables d'hôte se cambrent comme des duchesses pour
recevoir deux sous. Regardez cette fille de village qui
passe; elle est jolie à miracle, coiffée à ravir, coquette et
parée comme une madone; baissez les yeux, c'est une hor-
rible jupe déguenillée d'où sortent d'affreux grands pieds
nus et sales, la madone se termine en muletier. Le vin est
exécrable, il sent la peau de bouc; l'huile est abomi-
nable, elle sent je ne sais quoi; l'enseigne de toutes les
boutiques vous offre du vin et de l'huile : Vino y aceyte.
Les grandes routes ont des trottoirs, les mendiants ont
des bijoux, les cabanes ont des armoiries, les habitants
n'ont pas de souliers. Tous les soldais jouent de la guitare
dans tous les corps de garde. Les prêtres grimpent sur
l'impériale, fument des cigares, regardent les jambes des
femmes, mangent comme des tigres et sont maigres
comme des clous. Les chemins sont semés de gredins pit-
toresques.
0 Espagne décrépite ! ô pays tout neuf! Grande histoire,
grand passé, grand avenir! présent hideux et chétif!
0 misères! ô merveilles! On est repoussé, on est attiré.
Je vous le redis, c'est inexprimable.
Le soir, on les revoit, ces mêmes gredins, sur le sommet
des collines, une carabine au dos, faisant des silhouettes
sur le ciel.
La gorge qui mène de Tolosa à Pampelune serait célèbre
si on Id voyait. Mais c'est une de ces routes que personne
PAMPELUXE. 183
ne prend. Un voyage en zigzag en Espagne serait un voyage
de découvertes. Il y a sept ou huit grandes routes: tout
le monde les suit. Personne ne connaît les lieux inter-
médiaires.
Du reste, l'Europe est menacée de quelque chose de
pareil. Le délaissement des régions intermédiaires, c'est
là un des résultats probables et redoutables des chemins
de fer. La civilisation trouvera certainement le remède, '
mais il faut qu'elle le cherche.
11 y a une classe de gens, d'esprits, si vous voulez, que
l'enthousiasme fatigue ou dépasse, et qui se tirent d'af-
faire, devant toutes les beautés de l'art ou de la création,
avec cette phrase toute faite : C'est toujours la même
chose. Pour ces contempteurs profonds, qu'est-ce que la
mer? Lue falaise ou une dune et une grande ligne bleue
ou verte fort maussade. Qu'est-ce que le Rhin? De Feau,
un rocher et une ruine ; puis de l'eau, un rocher et une
ruine; et ainsi de suite, de Mayence à Cologne. Qu'est-ce
qu'une cathédrale? Une flèche, des ogives, des vitraux et
des arcs-boutants. Qu'est-ce qu'une forêt? Des arbres, et
puis des arbres. Qu'est-ce qu'une gorge? Un torrent entre
<leux montagnes. « C'est toujours la même chose ! »
Braves imbéciles qui ne se doutent pas du rôle immense
que jouent en ce monde le détail et la nuance ! Dans la
nature, c'est la vie; dans l'art, c'est le style. Superbes
niais dédaigneux, qui ne savent pas que l'air, le soleil, le
ciel gris ou serein, le coup de vent, l'accident de lumière,
le reflet, la saison, la fantaisie de Dieu, la fantaisie du
poète, la fantaisie du paysage, sQut des mondes ! Le même
motif donne la baie de Constantinople, la baie de Naples
et la baie de Rio-Janeiro. Le même squelette donne Vénus
et la Vierge. Toute la création en effet, ce spectacle mul-
tiple, varié, éblouissant et mélancolique, que tous les
penseurs étudient depuis Platon, que tous les poètes con-
templent depuis Homère, peut se réduire à deux choses :
du vert et du bleu. Oui, mais Dieu est le peintre. Avec
ce vert il a fait la terre; avec ce bleu il a fait le ciel.
La gorge de Tolosa est donc une gorge comme toutes
les gorges, « toujours la même chose », un torrent entre
deux montagnes; mais ce torrent pousse un cri si hor-
484 PYREAÉl-:S.
rible, mais les montagnes ont des attitudes si hautaines
qu'en y pénétrant l'homme se sent faible et petit. Une
forêt se mêle aux rochers, et il y a de larges nappes de
roc vif qui descendent des plus hauts sommets toutes
semées de grands chênes presque inexplicables. On voit
l'arbre, on voit le rocher, on se demande où est la racine
et de quoi elle vit.
Comme dans tout le terrible que fait la nature, il y a des
coins charmants, des gazons, des ruisseaux détachés du
torrent qui murmurent à côté avec ce doux gazouille-
ment que doivent avoir les aiglons dans le nid de l'aigle,
des herbes pleines de fleurs et de parfums, mille repo-
soirs gracieux pour l'œil et pour la pensée. L'homme seul
reste morne. Les paysans qui passent ont l'air rêveur;
point de villages ; çà et là de hautes maisons de pierre
percées de trois ou quatre petites fenêtres qu'on a encore
trouvées trop grandes, car on en a muré la moitié.
Dans ce pays, je suis forcé de le répéter, la fenêtre
n'est plus une fenêtre; c'est une meurtrière. La maison
n'est plus une maison, c'est une forteresse. A chaque pas,
une ruine. C'est (iue toutes les guerres civiles de la
Navarre, depuis quatre siècles, ont roulé dans le ravin
pêle-mêle avec ce torrent. C'est que cette eau blanche
d'écume a été bien des fois rouge de sang. Voilà peut-
être pourquoi le torrent hurle si tristement. Voilà à coup
sûr pourquoi l'homme rêve.
Une haute montagne, une grande montée, en style de
voyageur, une mauvaise côte, en langage de postillon,
coupe en deux cette gorge. La route, fort belle d'ailleurs,
se tord et se replie au flanc du précipice avec des tour-
nants effrayants. On avait ajouté deux bœufs à nos huit
mules, et la diligence, remorquée par cet immense atte-
lage, montait au pas. Au milieu de l'ascension, une grande
borne de pierre vous avertit que vous êtes à six lieues de
Pampelune, seis léguas a Pamplona. Les montagnes font
autour du précipice d'admirables entassements. Des mois-
sonneurs gros comme des fourmis fauchaient leur blé
dans l'abîme.
J'étais descendu de voiture, et, tout en cheminant au
bruit des chaînes des bœufs et des mules, j'ai cueilli un
PAMPELLNE. 18»
bouquet de fleurs sauvages. J'ai rencontré un mendiant,
je lui ai donné un réal. Puis au haut de la montagne j'ai
rencontré une petite cascade, j'y ai jeté mon bouquet. Il
faut faire aussi l'aumône aux naïades.
Là, je suis remonté sur l'impériale, et Ton a dételé les
bœufs. En ce moment les six mules de devant, se sentant
libres, sont parties au galop. Le mayoral, le postillon et
le sagal ont couru après les mules, jurant et laissant là la
voiture. La diligence était encore sur un plan très incliné.
Les deux mules timonières restées seules pour la retenir
n'en ont pas eu la force; elles ont lâché pied, et la voiture
s'est mise à rouler lentement vers le précipice. Les voya-
geurs fort efifarés appelaient les conducteurs qui ne les
entendaient pas. La roue de derrière n'était plus qu'à
quelques pouces du versant, lorsque le mendiant, pauvre
vieux tout courbé et presque paralytique, s'est approché
et a poussé une pierre du pied. Cela a suffi. La pierre a fait
obstacle à la roue et la voiture s'est arrêtée.
Il y avait un prêtre à côté de moi sur la banquette. Il
a fait un signe de croix, et m'a dit : — Dieu vient de
sauver vingt personnes. J'ai répondu : — Avec un caillou
et un vieillard.
Les conducteurs ont ramené les mules qui étaient
déjà loin.
Une heure après, nous débouchions entre deux pro-
montoires énormes, qui sont les dernières tours qu'ait la
montagne de ce côté, sur la plaine de Pampelune.
Pampelune est une ville qui tient plus qu'elle ne promet.
De loin on hoche la tête, aucun profil monumental n'ap-
paraît; lorsqu'on est dans la ville, l'impression change.
Dans les rues, on est intéressé à chaque pas ; sur les reni-
pai ts, on est charmé.
La situation est admirable. La nature a fait une plaine
ronde comme un cirque et l'a entourée de montagnes; au
centre de cette plaine, l'homme a fait une ville. C'est Pam-
pelune.
Ville vasconne selon les uns avec le nom antique de
186 PYRENEES.
Pompelon; ville romaine selon les autres avec Pompée
pour fondateur. Pampelune est aujourd'hui la cité navar-
raise dont la maison d'Évreux a fait une ville gothique,
dont la maison d'Autriche a fait une ville castillane, et
dont le soleil fait presque une ville d'orient.
Tout à l'entour les montagnes sont chauves, la plaine
est desséchée. Une jolie rivière, l'Arga. y nourrit quel-
ques peupliers. Les molles ondulations qui vont de la
plaine aux montagnes sont couvertes de fabriques de
Poussin. Ce n'est pas seulement une grande plaine, c'est
un grand paysage.
Vue de près, la ville a le même caractère. Les rues à
maisons noires égayées de peintures, de balcons, de
rideaux flottants, sont tout ensemble riantes et sévères.
Une magnifique tour carrée en briques sèches, de la
ligne la plus simple et la plus fière, domine la promenade
plantée d'arbres. C'est le treizième siècle modifié par le
goût arabe, comme il l'est en Allemagne et en Lombardle
par le goût byzantin. Un portail dans le style de Phi-
lippe IV meuble richement la partie inférieure de cette
tour qui sans lui serait peut-être un peu nue. Ce portail,
qui n'a rien de criard ni d'excessif, est ajouté là avec
bonheur. Cela est presque rococo, et c'est encore de la
renaissance.
Au reste, le rococo espagnol est un rococo arriéré
comme tout ce que produit l'Espagne; il emprunte au
seizième siècle et conserve dans le dix-septième et jusque
dans le dix-huitième la petitesse des colonnes et la bri-
sure compliquée des frontons, une grande grâce du style
Henri IL Ces formes de la renaissance, mêlées aux chi-
corées et aux rocailles, donnent au rococo castillan je ne
sais quelle originalité qui se compose de noblesse et de
caprice.
Cette magnifique tour est un clocher. La vieille église
à laquelle elle adhérait a disparu. Qui l'a détruite? N'a-
t-elle pas été incendiée dans un des nombreux sièges qu'a
soutenus Pampelune?
Je me disais cela, et un angle du clocher, où une brèche
profonde semble avoir été creusée par les bombes, con-
firmait dans mon esprit cette conjecture. Cependant j'ai
PAMPELUNE. i87
poussé une porte au pied de la tour, et je suis entré dans
une aflreuse église de bon goût, du style le plus cbétif et
le plus pauvre, dans le genre de la Madeleine et du corps
de garde du boulevard du Temple. Ceci m'a rendu per-
plexe. Ne serait-ce pas pour bâtir cette platitude décorée
de trigUphes et d'archivoltes qu'on aurait démoli la
vieille église demi-romane et demi-moresque du treizième
siècle?
La « bonne école », hélas! a pénétré jusqu'en Espagne,
et cette prouesse serait digne d'elle. Elle a plus défiguré
les vieilles cités que tous les sièges et tous les incendies.
Je souhaiterais plutôt une grêle de bombes à un monu-
ment qu'un architecte de la bonne école. Par pitié, bom-
bardez les anciens édifices, ne les restaurez pas! La bombe
n'est que brutale, les maçons classiques sont bêtes. Nos
vénérables cathédrales bravent fièrement les obus, les
grenades, les boulets rames et les fusées à la congrève;
elles tremblent jusqu'à leurs fondements devant M. Fon-
taine. Du moins les fusées, les boulets, les grenades et
les obus ne sculptent pas de chapiteaux corinthiens, ne
creusent pas de cannelures, et ne font pas éclore autour
d'un plein cintre roman des oves taillés à neuf. Saint-
Denis vient d'être restauré et n'est plus Saint-Denis ; le
Parthénon a été bombardé et est encore le Parthénon.
Les maisons presque toutes bâties en briques jaunes,
les toits obtus en tuiles creuses, la poussière qui est dans
l'air, les plaines rousses et les montagnes brûlées qui sont
à l'horizon, donnent à Pampelune je ne sais quel aspect
terreux qui attriste l'œil au premier abord; mais, comme
je vous le disais, dans la ville tout le réjouit. Ce goût fan-
tasque de l'ornement, propre aux peuples méridionaux,
prend sa revanche sur la devanture de toutes les maisons.
Le bariolage des tentures, la gaieté des fresques, les
groupes de jolies femmes à demi penchées sur la rue et
causant par signes d'un balcon à l'autre, l'étalage varié et
bizarre des boutiques, la rumeur joyeuse et le coudoie-
ment perpétuel des carrefours ont quelque chose de vivant
et de rayonnant.
A chaque instant se révèle ce goût à la fois sauvage et
élégant propre aux nations à demi civilisées. C'est un puits
188 PYRÉNÉES.
banal dont la margelle en pierre à peine taillée supporte
six petites colonnes de marbre blanc surmontées d'une
coupole qui sert de piédestal à la statue d'un saint ; c'est
une madone poupée entourée de peintures, chargée de
colifichets, de clinquants, de paillettes, installée sous un
dais de damas rouge à l'angle d'un promenoir à arcades
blanchies à la chaux.
Ce goût, empreint dans la décoration et l'ameublement
des églises, y jette de la grâce et de la lumière. A Pampe-
lune, l'architecture extérieure des monuments ^tant très
austère, l'architecture intérieure évite surtout d'être en-
nuyeuse. Quant à moi, je lui en sais gré; et à mon sens
le plus grand mérite de l'art rocaille et chicorée, ce qui
doit lui faire pardonner tous ses vices, c'est l'effort conti-
nuel qu'il fait pour plaire et pour amuser.
En mettant à part la cathédrale, dont je vous parlerai
tout à l'heure, les églises de Pampelune, quoique vieilles
nefs presque toutes, ont conservé peu de traces de leur
origine gothique. J'ai pourtant remarqué dans l'une
d'elles, au milieu d'une haute muraille, au-dessus d'une
porte, un bas-relief du quatorzième siècle qui représente
un chevalier partant pour la croisade. L'homme et le che-
val disparaissent sous leur caparaçon de guerre. Le che-
valier, fièrement morionné, la croix sur l'écu, presse son
cheval qui se hâte et qui va en avant. Derrière le baron,
sur une colline, on aperçoit son château à tours créne-
lées, dont la herse est encore levée, dont la porte est en-
core ouverte, dont il vient de sortir et oii peut-être il ne
doit jamais rentrer. Au-dessus du donjon est une grosse
nuée qui s'entr'ouvre et laisse passer une main, main
toute-puissante et fatale, dont le doigt étendu indique au
chevalier la route et le but. Le chevalier tourne le dos à
cette main et ne la voit pas, mais on devine qu'il la sent.
Elle le pousse, elle le tient. Cela est plein de mystère et
de grandeur. J'ai cru voir revivre, rudement et superbe-
ment taillée dans le granit, la belle romance castillann qui
commence ainsi : — « Bernard, la lance au poing, ^uit en
courant les rives de l'Arlanza. Il est parti, l'espagnol
gaillard, vaillant et déterminé! »
Toutes les églises ont un autel à saint Saturnin qui a
PAMPELUNE. 189
été le premier apôtre de Pampelune, et un autre autel à
saint Firinin qui en a été le premier évêque. Pampelune
est la plus ancienne ville chrétienne de l'Espagne, et en
fait vanité, si ce peut jamais être là une vanité. Ces deux
noms, Firmin et Saturnin, ne sont pas seulement dans
toutes les églises, ils sont aussi sur toutes les boutiques.
A chaque coin de rue on lit : Satdrmso, ropero. —
Fermiv, sastre.
Il y a dans je ne sais plus quelle rue un portail d'hôtel
qui m'a frappé. Figurez-vous une large archivolte autour
de laquelle rampent, grimpent, se tordent, comme une
vég<^tation de pierre, toutes les tulipes bizarres et tous les
lotus extravagants que le rococo mêle aux coquilles et aux
volutes; maintenant faites sortir de ces lotus et de ces
tulipe^s, au lieu de sirènes écaillées et de naïades toutes
nues, des timbaliers coiffés de tricornes et des hallebar-
diers moustachus, vêtus comme les fantassins du chevalier
de Folard; ajoutez à cela des rocailles et des guirlandes
au milieu desquelles des canonniers chargent leurs pièces,
et des arabesques qui portent délicatement à l'extrémité
de leurs vrilles des tambours, des bayonnettes et des gre-
nades qui éclatent; mettez sur cet ensemble le style un
peu rond et lourd, mais assez souple, du temps de Charles II,
et vous aurez quelque idée du petit poëme militaire et
pastoral ciselé sur cette porte. C'est une églogue ornée de
boulets de canon.
Le premier objet qu'on cherche du regard quand on
voit pour la première fois une ville à l'horizon, c'est la
cathé Irale. En arrivant à Pampelune, j'avais aperçu de
loin, vers l'extrémité orientale de la ville, deux abomina-
ble< clochers du temps de Charles III, époque qui corres-
pond à notre plus mauvais Louis XV. Ces deux clochers,
qui ont l'intention d'être des flècbes, sont pareils. Si vous
tenez à vous figurer une de ces flèches, imaginez quatre
gros tire-bouchons supportant on ne sait quelle vascule
pansue et turgescente, laquelle est couronnée d'un de ces
pots classiques, vulgairement nommés urnes, qui ont l'air
193 PYRÉNÉES.
d'être nés du mariage d'une amphore et d'une cruche.
Tout cela en pierre. J'étais parfaitement en colère.
— Comment! disais-je, voilà ce qu'ils ont fait de cette
cathédrale presque romane de Pampelune qui a vu bâtir
la citadelle de Philippe II, qui a vu une arquebuse fran-
çaise blesser Ignace de Loyola, et que Charles d'Évreux,
roi de Navarre, avait trouvée si belle qu'il voulut y mettre
son tombeau !
J'étais tenté de n'y point aller. Cependant, arrivé à
Pampelune et apercevant au bout d'une rue la mine pi-
teuse des deux clochers, un scrupule m'a pris et je me
suis dirigé vers le portail.
Vu de près, il est pire encore. Les deux excroissances
taillées en trognons de choux et décorées du nom de
flèches que je viens de vous esquisser sont portées par
une colonnade à laquelle je ne puis rien comparer si ce
n'est la colonnade de Saint-Denis du Saint-Sacrement
dans notre rue Saint-Louis à Paris. Et ces turpitudes
se donnent dans les écoles pour de l'art grec et romain.
0 mon ami, que le laid est laid quand il a la prétention
d'être beau !
J'ai reculé devant cette architecture, et j'allais laisser
là l'église lorsqu'en tournant à gauche j'ai aperçu der-
rière la façade les hautes murailles noires, les ogives à
fenestrages flamboyants, les clochetons délicats, les con-
•treforts robustes de la vénérable cathédrale de Pampelune.
J'ai reconnu l'église que j'avais rêvée.
Elle se lient là, comme si elle subissait je ne sais quelle
punition, cachée, sombre, triste, humiliée, derrière
l'odieux portail dont le « bon goût » l'a affublée. Quel
masque que cette façade ! Quel bonnet d àne que ces deux
clochers !
Réconcilié et satisfait, je suis entré dans l'édifice par
un portail latéral qui est du quinzième siècle, simple, peu
orné, mais élégant. Les portes sont semées de clous et de
fleurs de lys, et le marteau de fer, composé de dragons
qui se mordent, est d'une belle forme byzantine.
L'intérieur de l'église m'a ravi. Il est gothique avec de
magnifiques vitraux.
Je vous parlais tout à l'heure d'une entrée d'hôtel qui
PAilPELLNE. 191
est un joli petit poëme. La cathédrale de Pampelune est
un poëme aussi, mais un poëme grand et beau, et, puisque
j'ai été amené à cette assimilation qui naît si naturelle-
ment entre les choses de l'architecture et les choses de la
poésie, permettez-moi d'ajouter que ce poëme est en
quatre chants, que j'intitulerais : le maitre-autel, le chœur,
le cloître, la sacristie.
Au moment où j'entrais dans la cathédrale, il était un
peu plus de cinq heures du matin. On venait de l'ouvrir,
elle était encore déserte et obscure. Les premiers rayons
du soleil levant traversaient horizontalement les vitraux
de la haute nef et jetaient d'une ogive à l'autre de grandes
poutres d'or qui se découpaient nettement sur le fond
sombre et resplendissaient dans la ténébreuse église. Un
vieux prêtre tout courbé disait la première messe devant
le maître-autel.
Le maître-autel, à peine éclairé par quelques cierges
allumés, à demi entouré d'une muraille flottante de tapis-
series et de tentures qui se rattachaient aux piliers de
l'abside et interceptaient le jour, semblait, dans cette
brume qui l'enveloppait, un monceau de pierreries. A l'en-
tour se dressaient toutes sortes de meubles étincelants
qu'on ne voit que dans les églises espagnoles, crédences,
cabinets, bahuts, buffets en gaine à petits tiroirs. Au fond,
derrière des touffes de lys, au-dessus du maître-autel, au
milieu d'une espèce de gloire qui n'était peut-être que
du bois doré, mais à laquelle l'heure et le lieu donnaient
une majesté étrange, entre les parois éclatantes d'une
armoire d'or ouverte à deux battants, rayonnait une ma-
done en robe d'argent, la couronne impériale en tête et
l'Enfant Jésus dans les bras. J'entrevoyais cela à travers
une merveilleuse grille de fer du temps de Jeanne la Folle,
ouvragée par les ciseleurs magiciens du quinzième siècle,
toute chargée de fleurs, d'arabesques et de figures. Cette
grille, haute de plus de vingt pieds et à laquelle on monte
par un degré de quelques marches, ferme le sanctuaire du
seul côté où le regard puisse y pénétrer.
Rien de plus saisissant, à cette heure sacrée et sublime
du matin, que cet homme en cheveux blancs, seul au mi-
lieu de cette grande église, vêtu d'habits splendides, par-
192 PYRÉiNÉES.
lant à voix basse, feuilletant un livre et faisant une chose
mystérieuse dans ce lieu magnifique, obscur, silencieux
et voilé. Cette messe se disait pour Dieu, pour l'immensité,
et pour une vieille femme qui Técoutait, blottie derrière
un pilier à quelques pas de moi.
Tout cela était grand. Cette vieille église, ce vieux prêtre
et cette vieille femme semblaient être une sorte de trinité
et ne faire qu'un. Les deux sexes et l'édifice, c'était un
symbole auquel rien ne manquait. Le prêtre avait été fort
et était brisé, la femme avait été belle et était flétrie,
l'édifice avait été complet et était mutilé. L'homme vieilli
dans sa chair et dans son œuvre adorant Dieu en présence
de ce soleil éblouissant que rien n'attiédit, que rien
n'éteint, que rien ne ride, que rien n'altère, dites, ne
itrouvez-vous pas que c'était grand?
J'étais ému jusqu'au fond du cœur. Aucune pensée dis-
cordante ne sortait de ce mélancolique contraste; je sen-
tais au contraire qu'une inexprimable unité s'en déga-
geait. Certes, il n'y a qu'un mystère bien insondable et
bien profond qui puisse unir ainsi dans une intime et
religieuse harmonie la décrépitude incurable de la créa-
ture et l'éternelle jeunesse de la création.
La messe finie, je me suis retourné et j'ai vu le chœur,
qui dans les églises du nord de l'tispagne fait face à l'autel.
Le chœur de la cathédrale de Pampelune, haute et
sombre menuiserie du seizième siècle, se compose de
deux rangs de stalles qui occupent les trois côtés d'un
carré long, dont une grille en fer, magnifique serrurerie
du même temps, remplit et ferme le quatrième côté. Der-
rière chaque stalle est sculpté en plein dans le chêne un
des saints delà liturgie. Tout le bois est coupé du ciseau
souple et spirituel de la renaissance. Au milieu du petit
côté du carré qui fait face à la grille et par conséquent à
l'autel, se dresse le trône de l'evêque surmonté d'un char-
mant clocheton à jour. L'evêque actuel de Pampelune,
qui vivait peu d'accord avec Espartero, est en ce moment
en France, à Pau, je crois, où il s'est réfugié depuis deux
ans.
J'étais fatigué d'avoir marché toute la matinée, je me
suis assis sur ce trône vacant. Un trône! ne trouvez-vous
PAMPELU.NE. 193
pas ce lieu de repos singnlièrement choisi? Je l'ai fait
pourtant. Le livre de chœur de l'évêque était devant moi
sur son pupitre. Je l'ai ouvert. Il était déchiré presque à
chaque page.
La grille du chœur, dans laquelle des anges voltigent et
des guivres se tordent comme dans un feuillage magique,
fait face à la grille du maître-autel. L'art du quinzième
siècle et l'art du seizième sont en présence, tous deux
avec leurs caractères les plus tranchés et les plus con-
traires; l'un est plus délicat, l'autre est plus copieux; on
ne sait quel est le plus charmant.
Au centre du chœur, une autre grille de fer, qui res-
semble à une grande cage, recouvre et protège, tout en
le laissant voir, le cénotaphe de Charles lil d'Évreux, roi
de Navarre.
C'est un adorable tombeau du quinzième siècle, qui
serait digne d'être à Bruges avec les tombes de Marie de
Flandre et de Charles le Téméraire, à Dijon avec les tombes
des ducs de Bourgogne, ou à Brou avec les tombes des
ducs de Savoie. Le motif ne varie pas, mais il est si simple
et si beau! Le roi avec son lion, la reine avec son lévrier,
sont couchés côte à côte, couronne en tête, sur ce lit de
marbre, touchant tombeau conj ugal, autour duquel tourne,
sous de petites architectures du travail le plus exquis, une
procession de figurines éplorées. Une partie du tombeau
est odieusement mutilée. Presque toutes les statues sont
en deux morceaux.
Sept ou huit missels énormes, de ce format infortiat qui
a fourni à Boileau une si belle rime et un si charmant
vers, reliés en parchemin et ornés de coins de cuivre,"
sont rangés autour du cénotaphe et posés à terre comme
"des boucliers de soldats au repos. Ils sont dressés contre
la grille du sépulcre. Il semble que le hasard ait eu une
pensée en appuyant les livres de l'église au tombeau.
Un large buffet d'orgue, dans le goût du dernier siècle,
fort riche et très doré, domine tout le chœur et ne le
gâte pas. Au-dessus on lit ce verset qui est d'ailleurs inscrit
sur presque toutes les orgues en Espagne : Laudate Deum
in chordis et organo. Plus bas est la date : A5io 17/|2.
Les chapelles qui entourent le maitre-autel et le chœur
19i PYRÉNÉES.
sont ornées, on pourrait presque dire encombrées, de ces
immenses dessus d'autels sculptés et dorés qu'a toujours
aimés ce vieux pays catholique. La mode en est excessive.
J'ai vu dans une chapelle un de ces dessus d'autels qui
était du quinzième siècle, et dans un bas côté un autre du
treizième. Au milieu de ce retable, pendait à trois clous
un grand Christ byzantin tout noir, à barbe frisée et à
côtes saillantes, affublé d'un vaste jupon de dentelle
blanche.
Où diable la dentelle va-t-elle se nicher?
Des bannières appliquées au mur, des madones dans
des niches de damas rouge, et des tombeaux sculptés dans
la muraille à diverses hauteurs complètent l'ameublement
de l'église.
En sortant du chœur, je ne sais plus quel efifet de clair-
obscur m'a attiré à droite vers la porte latérale qui faisait
face à celle par laquelle j'étais entré, et je me suis trouvé
tout à coup dans un des plus beaux cloîtres que j'aie vus
de ma vie.
C'est un vaste quadrilatère, entouré de grandes ogives
dont les meneaux dessinent de riches et robustes fenes-
trages du quatorzième siècle. Quelques-unes de ces ogives
portent les traces d'une restauration récente, et intelli-
gente, je m'empresse de le dire. Au-dessus de la galerie
ogivale, une deuxième galerie plus basse, à solives sculp-
tées, soutient le toit à tuiles creuses que dépassent çà et
là des clochetons de pierre noire d'une forme exquise. La
cour du cloître est un jardin, fort bien entretenu, où des
buis taillés tracent toutes ces charmantes arabesques des
jardins du dix-septième siècle.
Tout est beau dans ce cloître, la dimension et la pro-
portion, la forme et la couleur, l'ensemble et le détail,
l'ombre et la lumière. Tantôt c'est une vieille fresque qui
anime et fait vivre la muraille, tantôt un sépulcre de
marbre rongé par les années, tantôt une porte de chêne
raccommodée et rapiécée de façon à mêler curieusement
les menuiseries de toutes les époques.
Pendant que je passais, le vent faisait vaciller sur les
clôtures de fer du jardin de vieilles fleurs de lys navar-
raises à demi arrachées, à côté desquelles s'épanouissaient
PAMPELUNE. 195
dans tout leur parfum et dans toute leur splendeur les
éternelles fleurs de lys du bon Dieu.
Le pavé sur lequel on marche est formé de longues
dalles noires. Chaque dalle porte un chififre et couvre un
mort. Il y a quelque chose d'aride et de glacé dans cette
façon d'étiqueter les trépassés. Je consens à devenir une
poussière, une cendre, une ombre; il me répugne de de-
venir un chiffre. C'est le néant sans sa poésie; c'est trop
le néant.
A l'un des angles du cloître, quelques ogives lancettes,
en partie murées, se développent autour d'une sorte de
chambre mystérieuse. C'est une chapelle. Mais pourquoi
l'avoir séparée de l'église?
Je n'y voyais qu'un ameublement assez délabré, un cru-
cifix, un autel de bois, une lampe de fer-blanc estampé.
Cependant j'admirais la grille de fer qui ferme les deux
côtés de la chapelle ouverts sur le cloître et qui est un
précieux échantillon de la serrurerie drue et compliquée
du quatorzième siècle. Cette grille est la curiosité de la
chapelle, et par le travail, et par la matière. Ce n'est que
du fer pourtant, mais c'est du fer illustre.
A la bataille de Tolosa, le miramolin fit entourer son
camp d'une chaîne de fer, que le roi de Navarre brisa d'un
coup de hache. Comme la chevelure de Bérénice qui prit
rang parmi les étoiles, cette chaîne est demeurée une des
constellations du blason. Elle a composé les armoiries du
royaume de .Navarre, et naguère encore elle avait la moitié
de l'écu de France. Or c'est avec le fer de cette chaîne
qu'on a fait cette grille. Voilà du moins ce que révèle au
passant et ce qu'affirme, dans un écriteau placé au-dessus
de la grille, ce quatrain d'un latin un peu barbare et
énigmatique :
CINGERE QV.E CERNIS CRVCIFIXVM FERREA VIKCLA
BARBARIC.E GENTIS FVMERE RUPTA MAXENT.
SANCTIVS EXOVIAS DISCERPTAS VINDICE FERRO
HVC ILLVC SPARSIT STEMATA FRV'sTA PIVS. AÂO 1212.
Je n'ai rien à répliquer à ce quatrain, sinon que le tra-
1% PYRÉNÉES.
vail de la grille dénote le quatorzième siècle et point du
tout le treizième.
Ce qui est aussi du quatorzième siècle, c'est le portail
intérieur par lequel j'étais entré de l'église au cloître. Là,
tympans, voussures, chapiteaux, colonnettes, médaillons,
statuettes, tout est du plus beau style de cette belle épo-
que. Ajoutez à cela que, protégé par le cloître contre
l'action de l'air et parle hasard contre les badigeonneurs,
ce portail a conservé dans tout leur lustre ei presque
dans toute leur fraîcheur la dorure et la peinture du
temps. J'étais émerveillé. — Pardieu, pensais-je, c'est à
se mettre à genoux devant!
Je me retourne et je vois quelqu'un en effet qui était à
« genoux devant », et à genoux sur la dalle, et qui? une
femme d'une quarantaine d'années, belle encore, d'un
visage noble, et enveloppée d'une riche mantille de den-
telle noire. Comme je la regardais avec surprise, une
femme, celle-là vieille et déguenillée, entre dans le cloître
et vient s'agenouiller près de la première. Puis une troi-
sième. Notez que nous étions hors de l'église. — Voilà,
disais-je, qui est adorer bien dévotement l'architecture !
— Un peu d'attention m'a tout expliqué. Il y avait sur le
meneau du portail une madone poupée, et à côté sur la
muraille cette inscription :
EL EMINEN"° S" CARDE
NAL PEREIRA CONCEDIO
80 DIAS DE YNDVLGEK*
Y EL S"- OBISPO MDRILLO
ZjO AL QVE REZARE VNA
SALVE DE RRODILLAS DE
LANE ESTA S"* YMA&EN
DE N"* S"* DE EL AMPARO*
Il est probable que cette inscription est le hasard dont
* Le très éminent seigneur cardinal Pereira a concédé 80 jours
d'indulgences et le seigneur évoque Murillo 40 à celui qui réci-
tera un salut à genoux devant cette très sainte image de Notre-Dame
de l'Amparo.
PAMPELINE. 197
je parlais tout à l'heure et qui a empêché le badigeon-
nage. La poupée a sauvé le portail.
Comme j'achevais de copifer l'inscription, la belle dévote
agenouillée s'est levée, et en passant près de moi, presque
sans se détourner, m'a dit par-dessus l'épaule : Cavalier
français qui regardez tout, allez donc voir la sacristie.
Puis elle s'est éloignée rapidement.
Je suis rentré dans l'église, j'ai fureté partout, et enfin,
à force de pousser toutes les portes, je suis arrivé à la
sacristie.
•Oh ! que c'était bien là en effet une sacristie selon le
cœur d'une belle dévote espagnole! Figurez -vous un
immense boudoir rocaille, doré, contourné, fleuri, coquet,
ambré, charmant. Le papier-tenture imite le damas qu'il
a remplacé; le pavé en briques et en pierre imite la
mosaïque. Partout de beaux Christs d'ivoire, des Made-
leines pâmées , des miroirs penchés , des sofas à gros
coussins, des toilettes à pieds de bouc, des encoignures
à tablettes de brèche d'Alep ; un jour éclatant, des recoins
mystérieux; des meubles inconnus et variés; les prêtres
qui vont et viennent; les chasubles étincelantes dans les
tiroirs entr'ouverts ; je ne sais quel parfum de marquis,
je ne sais quelle odeur d'abbé, voilà la sacristie de Para-
pelune.
C'est un digne évoque, le cardinal Antonio Zapata, qui
a fait cette galanterie à la cathédrale. La transition est
brusque ; c'est presque un choc. Dante est dans le cloître.
Madame de Pompadour est dans la sacristie.
Après tout, là encore, une chose complète l'autre, et
l'harmonie est au fond. La sacristie invite au péché et le
cloître à la pénitence.
Déjà les messes se disaient dans toutes les chapelles et
l'église se remplissait de fidèles, de femmes surtout. J'en
ai fait le tour une dernière fois.
Du côté du grand portail, le chœur est garanti par une
grosse muraille à laquelle est adossé un tombeau de marbre
blanc. L'épitaphe, en lettres d'or presque effacées, indique
que là est la dépouille de ce brave don Bonaventure
Dumont, comte de Gages, qui battit en maintes rencon-
tres les impériaux et M. de Savoie en personne.
t98 PYRÉNÉES.
L'une de ces rencontres fait une très belle bataille
qu'on voit sculptée en bas-relief au-dessus de l'épitaphe.
Il y a là des canons braqués, des chevaux qui se cabrent, des
officiers qui commandent, d'épais bataillons qui croisent
leurs piques et ressemblent à des broussailles que mêle-
rait un vent furieux. Rien d'étrange comme cette mêlée
pétrifiée et muette, immobile à jamais dans cette sombre
église où l'on entend de temps en temps la crécelle faible
et intermittente de l'enfant de chœur.
Ce grand tumulte que fait la bataille et ce grand silence
que fait le tombeau laissent dans le cœur un grave ensei-
gnement. Voilà donc ce que c'est que la gloire des hommes
de guerre dans la mort ! Elle se tait. La gloire des poètes
et des penseurs chante et parle éternellement.
Tandis que je rêvais je ne sais quelle rêverie devant
cette sépulture, un bruit d'orgue et un chant violent,
lugubre et sauvage, éclatant tout à coup à ma gauche
dans la chapelle voisine, m'ont fait tourner la tête.
Une bière, que sans doute on venait d'apporter, était
posée à terre sur la dalle. On en voyait le bois, à peine
caché par un drap noir râpé et troué. Quatre cierges brû-
laient à l'entour; trois pains ronds étaient rangés sur une
planche à terre, à côté de la tête du cercueil. A quelques
pas vers la droite flamboyaient quatre grosses torches de
résine, dont la réverbération me montrait confusément,
dans une chapelle obscure, le prêtre en chasuble noire à
croix blanche disant la messe des morts. Les chants de
l'orgue venaient d'en haut comme un bruit surnaturel.
On ne pouvait distinguer d'où ils partaient. Autour de
moi, une foule de femmes de tout âge, disposées en une
sorte de demi-cercle à quelque distance de la bière, toutes
gracieusement coiffées et enveloppées de la mantille de
soie noire, accroupies sur le pavé de l'église, selon la
mode espagnole, dans la molle et charmante attitude des
femmes du sérail, l'œil plus souvent levé que baissé,
jouaient de l'éventail, écoutaient la messe et regardaient
les passants.
Je regardais tour à tour le sépulcre du comte de Gages
et ce pauvre enterrement d'un inconnu. Deux néants. L'un
honoré, l'autre dédaigné. Mon ami, si les choses que nous
PAMPELLNE. 199
appelons inanimées pouvaient tout à coup prendre la
parole, quel dialogue entre cette tombe de marbre et
cette bière de sapin I
Le soir, je me suis promené sur les remparts, seul et
pensif.
Il y a des journées dans la vie qui remuent en nous tout
le passé. J'étais plein d'idées inexprimables. L'herbe des
contrescarpes agitée par le vent sifflait faiblement à mes
pieds. Les canons passaient leurs cous entre les créneaux
comme pour regarder dans la campagne. Les montagnes
de l'horizon estompées par le crépuscule avaient pris des
formes magnifiques ; la plaine était sombre ; l'Arga, ridée
de mille reflets lumineux, se glissait dans les arbres comme
une couleuvre d'argent.
En passant devant l'entrée de la ville, j'ai entendu le
grincement des chaînes du pont-levis et l'ébranlement
sourd de la herse qui retombait. On venait de fermer la
porte. En ce moment la lune se levait. Alors, pardonnez-
moi le ridicule de me citer moi-même, ces vers que j'écri-
vais il y a quinze ans me sont revenus à l'esprit :
Toujours prête au combat, la sombre Pampelune,
Avant de s'endormir aux rayons de la lune,
Ferme sa ceinture de tours.
Dans les villes d'Espagne, il y a beaucoup de ventas,
c'est-à-dire beaucoup de cabarets, quelques />osflrfas, c'est-
à-dire quelques auberges, et fort peu de fondas, c'est-à-dire
fort peu d'hôtels. A Saint-Sébastien, il n'y a que la fonda
Ysabel, ainsi nommée pour la distinguer de l'hôtellerie à
la française, tenue par un honnête et brave homme nommé
Lafitte. A Tolosa et à Pampelune, la fonda n'a ni nom ni
200 PYRÉNÉES.
enseigne. Elle s'appelle simplement la /b?irfa; ce qui dit
clairement qu'elle est unique.
La chambre que j'occupe dans la fonda de Pampelune,
al segundo piso (au second étage), a deux larges fenêtres
qui doniient sur la grande place.
Celte place n'a rien de remarquable. On y bâtit en ce
moment, à l'une des extrémités, à Test, je ne sais quoi de
hideux qui ressemble à un théâtre et qui sera en pierre
de taille. Je recommande cette chose au premier homme
d'esprit qui bombardera Pampelune.
Pardonnez-moi, mon ami, cette lugubre plaisanterie. Je
ne l'eflface pas, parce qu'elle sort de la nature même des
choses. La destinée de toutes les villes d'Espagne n'est-
elle pas d'être périodiquement bombardées? L'an dernier
Espartero bombardait Barcelone. Cette année Van Ilalen
bombarde Séville. Qui bombardera l'année prochaine et
que bombardera-t-on ? je l'ignore. Mais tenez pour certain
qu'il y aura un bombardement. Cela étant, je prie pour
les habitants, pour les maisons et pour les cathédrales ;
et, comme il faut faire la part des bombes, je leur aban-
donne avec joie toutes les copies que je rencontre de
notre Bourse de Paris.
Cela dit, revenons à Pampelune et remontons dans ma
chambre.
C'est une façon de halle blanchie à la chaux, avec deux
lits, dont un large, que les servantes appellent el mairi-
monio. Sur le mur quelques cadres enluminés représen-
tant des amants qui sourient à des époux qui boudent.
Une petite table, deux chaises de paille, et une énorme
porte, à panneaux contre-butés d'une charpente de chêne,
à verrous de prison, à serrure de citadelle.
Il semble qu'en Espagne le cas d'une prise d'assaut soit
prévu à chaque étage de chaque m.aison. Armer sa croisée
et ses balcons de persiennes à mailles serrées pour défendre
sa femme des galants, et sa porte de ferrures robustes pour
défendre sa maison du pillage, voilà le double souci des
bourgeois en Espagne; la jalousie fait la fenêtre, et la
crainte fait la porte.
La moitié de la grande place de Pampelune est en ce
moment occupée, c'est-à-dire envahie, par un colossal
PAMPELUXE. 20f
échafaudage dressé pour des courses de taureaux qui doi-
vent avoir lieu dans une dizaine de jours, qui mettent
la ville en rumeur. Cette corrida durera quatre jours, du
18 au 22 août. Le premier jour il y aura une course de
noiillos, et le dernier jour une espada fameuse dans le
pays, Muchares, tuera le taureau.
L'amphithéâtre est carré ; il masque les rez-de-chaussée
de deux côtés de la place, dont les balcons et les fenêtres
feront, le jour de la corrida, autant de premières et de
secondes loges; les greniers seront le paradis. Ce théâtre,
car c'en est bien un, est tout simplement bâti en menui-
serie et en charpente, avec d'innombrables gradins, les
plus rudes qui soient, et de mes fenêtres je puis distin-
guer le numérotage des planches.
Ajoutez à cet ensemble deux ou trois diligences dételées
et un corps de garde dont le soldat se promène devant la
fonda, et vous aurez le « paysage » de ma fenêtre.
L'hôtel de ville de Pampelune est un élégant petit édifice
du temps de Philippe IIL La façade offre un curieux échan-
tillon d'un genre d'ornementation propre au dix-septième
siècle en Espagne. Ce sont des arabesques et des volutes
plates qu'on dirait découpées sur la pierre à l'emporte-
pièce. J'avais déjà vu une maison de cette mode dans
l'étrange et lugubre village de Leso. Le fronton de cet
hôtel de ville est surmonté de lions, de cloches et de sta-
tues qui font un tumulte amusant à l'œil.
Ce qui ne m'a pas moins amusé, c'est la foire, qui se
tient en ce moment sur une petite place précisément en
face de l'hôtel de ville. Les boutiques en plein vent pleines
de doreloteries et de passequilles, les marchandes pleines
de paroles joyeuses, les passants coudoyés, les acheteurs
affairés, tout ce tourbillon de cris, de rires, d'injures et
de chansons qu'on appelle une foire, a sous le soleil d'Es-
pagne plus de rumeur et de gaieté.
Au milieu de cette foule se tenait debout, adossé à un
pilier de l'hôtel de ville, un formidable gaillard de haute
stature. Ses larges pieds nus sortaient de ses jambières de
202 PYRÉNÉES.
tricot rouge; une muleta de laine blanche à raie garance
lui couvrait la tête, l'enveloppait tout entier de ses plis
sculpturaux, et ne laissait voir que son visage basané aux
pommettes saillantes, au nez carré, aux mâchoires angu-
leuses, au menton avancé, à la barbe noire et hérissée;
figure de bronze florentin, avec des yeux de chat sauvage.
Au centre de ce bruit et de ce mouvement, cet homme
restait immobile, grave et muet. Ce n'était plus un espa-
gnol, c'était déjà un arabe.
A deux pas de cette statue, un italien grimacier, de
grosses lunettes sur le nez, montrait des marionnettes et
tapait sur un tambour, en chantant sur son tréteau cette
antique cadence de Polichinelle, Fanlocciiii, buraccini,
puppi, dont nous avons fait en France la villanelle :
Le Pantalon
De Toinon
N'a pas d'fond.
Le Pantalon et le Sauvage se regardaient sans se com-
prendre, comme deux habitants de deux lunes différentes.
On ne traverse pas une foire, celle-là surtout, sans
acheter. Je me suis laissé faire, j'ai ouvert ma bourse, et
j'ai envoyé à la fonda tout ce qu'on m'a vendu.
A mon retour, j'ai trouvé sur ma table une pacotille
complète de colporteur : des amulettes de Saragosse en
or, en vermeil, en filigrane, des jarretières à devises de
Ségovie, des bénitiers en verre de Bilbao, des veilleuses
en fer-blanc deCauterets, une boîte d'allumettes chimiques
de Hernani, une boîte de bâtons résineux qui tiennent lieu
de chandelles à Elizondo, du papier de Tolosa, une cein-
ture de montagnard du col de Pantacose, un bâton de bois
ferré, des souliers de corde, et deux mulelas de Pampelune
qui sont d'une laine magnifique, d'un travail grossier et
d'un goût exquis.
A part cette foire et quelques carrefours, Pampelune
reste morne et silencieuse tout le jour. Mais, dès que le
PAMPELUNE. 203
soleil est couché, dès que les vitres et les lanternes s'allu-
ment, la ville s'éveille, la vie tressaille partout, la joie étin-
celle, c'est une ruche en rumeur. Une fanfare à trompettes
et à cymbales éclate sur la grande place ; ce sont les musi-
ques de la garnison qui donnent une sérénade à la ville. La
ville répond. A tous les étages, à toutes les fenêtres, à tous
les balcons, on entend des chants, des voix, des bruits de
guitares et de castagnettes. Chaque maison sonne comme
un énorme grelot. Ajoutez à cela les angélus de tous les clo-
chers de la ville.
Vous croyez peut-être que cet ensemble est discordant,
et que de tous ces concerts mêlés il ne sort qu'un immense
charivari parfaitement réussi. Vous vous tromperiez. Quand
une ville se fait orchestre, il en sort toujours une sympho-
nie. Le vent adoucit les tons criards, l'espace éteint les
sons faux, tout s'arrange dans l'ensemble, et le résultat est
harmonieux. En petit ce serait un vacarme, en grand c'est
une musique.
Cette musique égaie la population. Les enfants jouent
devant les boutiques; les habitants sortent des maisons ;
la grande place se couvre de promeneurs; les prêtres et
les officiers abordent les femmes en mantilles; les cause-
ries se cachent derrière les éventails; sous les arcades les
muletiers taquinent les maritornes; une douce lueur qui
vient de cent fenêtres grandes ouvertes et vivement illu-
minées éclaire vaguement la place. Cette foule va et vient
et se croise dans cette ombre, et rien n'est charmant
comme cette discrète mêlée de jolis visages entrevus et
de joyeux rires étouffés.
La liberté des prêtres sous ce beau climat n'a rien de
scandaleux. C'est une familiarité que les mœurs admettent.
Pourtant, de ma croisée d'où j'observais tout, j'entendais
trois prêtres, coiffés de leurs prodigieux sombreros et
enveloppés de leurs vastes capes noires, causer devant la
fonda, et je dois avouer que l'un d'eux prononçait le mot
muchachas d'une façon qui eût fait sourire Voltaire.
Vers dix heures du soir, la place se vide et Pampelune
s'endort. Mais la rumeur ne s'éteint pas tout de suite ;
elle se prolonge, elle ne finit pas avec le sommeil qui com-
mence. On dirait, pendant les premières heures, que ce
204 PYRÉNÉES.
sommeil vibre encore de toutes les joies de la soirée.
A minuit le silence se fait, et l'on n'entend plus que la
voix des serenos criant l'heure qui, au moment où vous
vous endormez, éclate brusquement sur la tour voisine,
puis se répète éloignée et amoindrie sur une autre tour au
bout de la place, puis va s'affaiblissant de clocher en clo-
cher, et s'évanouit dans les ténèbres.
XII
LA CABANE DANS LA MONTAGNl
Le soleil se couchait, les brumes commençaient à mon-
ter des torrents qu'on entendait bruire profondément
dans des ravins perdus. Nulle trace d'habitation. Le col
devenait de plus en plus sauvage.
J'étais excédé de fatigue. 3'avisai à droite, à mi-côte, à
quelques pas du sentier, au pied d'une haute roche à pic,
un bloc de marbre blanc à demi enfoncé dans la terre.
Un grand sapin mort de vieillesse et tombé de l'escarpe-
ment s'était arrêté à ce bloc en roulant sur la pente et le
couvrait de son branchage desséché et hideux. Harassé
comme je l'étais, ce bloc et cet arbre mort, sur lesquels
dans ma pensée j'accrochais, comme des tentes, nos ma-
lelas et nos couvertures, me parurent constituer une
chambre à coucher confortable.
J'appelai mes compagnons, qui me devançaient d'une
vingtaine de pas, et je leur expliquai mon architecture
nocturne, leur déclarant que mon intention était de
bivouaquer là. Azcoaga se mit à rire. Irumberri, pour
toute réponse, regarda la fumée de son cigare s'envoler
au soleil. Escamuturra el Puno (le poing) me prit la main :
ÏL
206 PYRÉNÉES.
— Y pensez- VOUS, seigneur français? et y êtes-vous résolu?
— Je ne suis pas résolu, dis-je, je suis éreinté.
— Vous voulez coucher là !
— Je me résigne à coucher là.
— Bah ! mais regardez donc de quoi votre logis sera
fait. Il n'y a que les morts qui couchent dans des cham-
bres de marbre et de sapin.
Les montagnards comme les marins sont superstitieux.
Or je déclare que dans la montagne je suis montagnard
et que sur mer je suis marin, c'est-à-dire superstitieux
dans les deux cas et sans raisonner, superstiti^^ux tout
bonnement, de la façon dont on Test autour de moi. La
réflexion sépulcrale d'Escamuturra me fit rêver.
— Allons, reprit-il, quelques pas encore, amigo. Je vous
jure, seigneur, qu'à un demi-quart de lieue d'ici nous
allons trouver bon gîte.
— Un demi-quart de lieue d'Espagne ! m'écriai-je. Il est
six heures du soir, nous arriverons à minuit.
Escamuturra me répondit avec gravité :
— Nous arriverons à minuit si le diable allonge le che-
min, et dans vingt minutes si le français allonge le pas.
— AndatnoSj dis-je.
La caravane se remit en marche.
Le soleil se coucha, le crépuscule vint; pourtant je
dois dire que le diable n'allongea pas le chemin. Nous
gravissions depuis environ une demi-heure un sentier
escarpé serpentant entre des blocs de granit dont on eût
dit qu'un géant avait ensemencé le flanc de la montagne.
Tout à coup une pelouse se présenta, la pelouse la plus
douce, la plus fraîche, la plus agréable au pied et la plus
inattendue.
Escamuturra se tourna vers moi.
— Nous voici arrivés, me dit-il.
Je regardai devant moi pour voir où nous étions arrivés
et je ne vis rien que la ligne sombre et nue de la mon-
tagne. La pelouse était resserrée comme une avenue entre
deux murailles basses de pierres sèches que je n'avais pas
aperçues d'abord.
Cependant mes compagnons avaient doublé le pas, et
j'avais fait comme eux.
LA CABANE DANS LA MONTAGNE. 207
Bientôt je vis monter peu à peu, comme une chose qui
sort de terre, et se dessiner sur le ciel clair du crépuscule
une sorte de bosse anguleuse et obscure qui ressemblait
à un toit surmonté d'une cheminée.
C'était en eCfet une maison cachée dans un pli de la
montagne.
Tout en approchant, je la regardais. Le jour n'était pas
complètement éteint. Je faisais ce qu'on appelle en style
stratégique une reconnaissance.
La maison était assez grande et bâtie, comme les clô-
tures de la pelouse, en pierres sèches mêlées de blocs de
marbre; le toit de chaume tailladé imitait un escalier.
J'ai retrouvé depuis cette mode dans de pauvres hameaux
des Pyrénées.
Au bas du mur tourné vers la pente de la montagne, il
y avait un trou carré par où sortait une petite nappe
d'eau limpide et fraîche qui tombait sur le rocher et allait
se perdre dans le ravin avec un bruit vivant et joyeux.
La porte massive et basse était fermée. Il n'y avait
qu'une fenêtre, percée à côté de la porte, très étroite et
bouchée aux trois quarts avec des briques grossièrement
maçonnées.
Ce pauvre logis avait, comme toutes les habitations
isolées du Guipuzcoa et de la Navarre, un air de forte-
resse, mais c'était plutôt de la défiance que de la sûreté,
car le toit de chaume était à hauteur d'appui, et l'on pou-
vait forcer la place à se rendre sans autre artillerie qu'une
allumette chimique.
Du reste, aucune lumière à l'intérieur, aucune voix,
aucun pas, aucun bruit. Ce n'était pas une maison, c'était
une masse noire, muette et morne comme une tombe.
Escarauturra mit pied à terre, s'approcha de la porte
et se mit à siffler doucement la première partie d'une
mélodie bizarre et charmante. Puis il s'arrêta court, et
attendit.
Rien ne'bougea dans la cabane. Pas un souffle ne répon-
dit. La nuit, qui était tout à fait tombée, ajoutait je ne
sais quoi de morne et de funèbre à ce silence si mystérieux
et si profond.
Escamuturra recommença sa mélodie ; puis, arrivé à la
^08 PYRÉNÉES.
même note, il s'arrêta. La cabane garda le silence. Esca-
muturra recommença une troisième fois, plus doucement
encore, sifflant pour ainsi dire tout bas.
Nous étions tous les quatre inclinés vers la porte et
nous prêtions l'oreille. J'avoue que je retenais mon haleine
et que le cœur me battait un peu.
Tout à coup, comme Escamuturra finissait, l'autre partie
de la mélodie se fit entendre derrière la porte dans la
maison, mais sifflée si faiblement et si bas que cela était
plus singulier peut-être et plus effrayant encore que le
silence. C'était lugubre à force d'être doux. On eût dit le
chant d'un esprit dans un sépulcre.
El Puno frappa trois fois dans ses mains.
Alors une voix d'homme s'éleva dans la cabane, et voici
le dialogue laconique et rapide qui s'échangea dans
l'ombre en langue basque entre cette voix qui interrogeait
et Escamuturra qui répondait :
— Zuec? [Vous 1)
— Guc. (Nous.)
— Nun ? (Où ?)
— Emen. (Ici.)
— Gembat? (Combien?)
— Lau. (Quatre.)
Une étincelle brilla dans l'intérieur du logis, une chan-
delle s'alluma, et la porte s'ouvrit. Lentement et bruyam-
ment, car elle était barricadée.
Un homme parut sur le seuil de la porte.
Il tenait à la main et il élevait au-dessus de sa tête un
gros chandelier de fer dans lequel brûlait une torche de
résine.
C'était un de ces visages basanés et brûlés qui n'ont
point d'âge; il pouvait avoir trente ans, il en pouvait
avoir cinquante. Du reste, de belles dents, l'œil vif et un
sourire agréable, car il souriait. Un mouchoir rouge lui
ceignait le front, selon la mode des muletiers aragonais,
et serrait sur ses tempes ses cheveux épais et noirs. Il
avait le sommet de la tête rasé, une large muleta blanche
qui le couvrait du menton jusqu'aux genoux, une culotte
courte de velours olive, des jambières de laine blanche à
boutonnières noires, des souliers de corde et les pieds nus.
LA CABANE DANS LA MONTAGNE. 209
La grosse mèche de résine agitée par le vent déplaçait
rapidement l'ombre et la lumière sur cette figure. Rien
de plus étrange que ce sourire cordial dans ce flamboie-
ment sinistre.
Tout à coup il m'aperçut, et le sourire disparut comme
s'éteint une lampe sur laquelle on souffle. Son sourcil
s'était froncé, son regard restait fixé sur moi. Il ne pro-
nonçait pas une parole.
Escamuturra lui toucha l'épaule de la main, et lui dit à
demi-voix en me désignant du pouce :
— Ailisquidea. (Un ami.)
L'homme se rangea pour me laisser entrer, mais son
sourire ne reparut pas.
Cependant Azcoaga et Irumberri avaient poussé les
mules dans la cabane; Escamuturra et l'hôte causaient à
voix basse dans un coin. La porte s'était refermée et Irum-
berri en avait soigneusement refait la barricade comme
s'il était habitué à cette besogne.
Pendant qu'Azcoaga déchargeait sa mule, je m'étais
assis sur un ballot d'où je considérais l'intérieur du logis.
La maison ne contenait qu'une chambre, où nous étions,
mais cette chambre contenait un monde.
C'était une grande salle basse dont le plafond, composé
de lattes et de voliges appuyées çà et là sur des poutres
faisant piliers, laissait passer et pendre par longs brins
le foin dont était rempli le haut de la maison dans l'angle
du toit. Des cloisons à claire-voie, ressemblant plutôt à
des treillis qu'à des cloisons, dessinaient dans cette salle
des compartiments capricieux.
L'un de ces compartiments, à gauche de la porte, com-
prenait un angle de la cabane, la fenêtre, la cheminée,
énorme caverne de pierres noircies par le feu, et le lit,
c'est-à-dire une façon de cercueil dans lequel grima-
çaient les mille plis d'une paillasse bistre et d'une cou-
verture rousse. C'était la chambre à coucher.
Vis-à-vis la chambre à coucher, un autre compartiment
contenait un veau couché sur du fumier et quelques
poules endormies dans une espèce de boîte. C'était létable.
A l'angle opposé , dans un troisième compartiment ,
s'amoncelait une pyramide informe de souches hérissées
14
210 PYRÉNÉES.
et de fagots épineux, provision de bois pour l'hiver. Quel-
ques outres de vin et des harnachements de mulets étaient
rangés avec un certain soin auprès des fagots. C'était le
cellier.
Il y avait une carabine dans l'angle du mur voisin de
la fenêtre, entre le cellier et l'étable ; mais, dans un der-
nier compartiment encombré de fouillis de toutes sortes,
vieilles muletas, vieux paniers, tambour de basque crevé,
guitares sans cordes, je vis reluire sous une hotte de gue-
nilles la poignée d'une navaja, fine, noire et galonnée de
cuivre comme la manche d'un andalou. Je distinguai dans
l'ombre à côté deux ou trois canons de carabines enfouies
sous des chiffons, et une sorte de trompe de métal évasée
et large que je pris d'abord pour l'extrémité d'un clairon
de montagne, et qui était un tromblon. Ce tas de chiffons
était l'arsenal.
Un grand bloc de rocher qui emplissait l'angle à droite
de la porte, et sur lequel le mur était maçonné, faisait
une pente de granit dans l'intérieur de la cabane et ser-
vait de chevet à quelques bottes de paille jetées à terre.
C'était là sans doute l'hôtellerie.
Un enfant tout nu, qui dormait probablement sur cette
paille et que. notre arrivée avait réveillé, s'était accroupi
sur la pente de granit, les genoux serrés contre la poi-
trine et les bras croisés sur les genoux, et nous regardait
avec des yeux effarés. Dans le premier moment je le pris
pour un gnome; puis je reconnus que c'était un singe;
enfin je découvris que c'était un enfant.
Deux hauts chenets de fer ouvragé, rouilles par le feu
et la pluie, apparaissaient dans la cheminée debout sur
leurs quatre pieds massifs et dressaient à l'extrémité de
leurs longs cous deux gueules ouvertes. On eût dit les
deux dragons du logis prêts à aboyer ou à mordre.
Du reste, il n'y avait dans la cabane d'autre ustensile
de cuisine qu'une poêle à frire suspendue dans la chemi-
née, laquelle, avec le chandelier de fer, les chenets et le
lit, composait tout le mobilier.
Une jarre d'huile était près du lit, et à côté de la porte
une autre jarre pleine de lait. Au rebord de la jarre de
lait s'accrochait une sébile de bois de la forme la plus
LA CABANE DANS LA MONTAGNE.
211
élégante et la plus pure. C'était presque une écuelle
étrusque.
Deux chats maigres et jaunes et que. comme l'enfant,
nous avions réveillés, rôdaient autour de nous d'un air
menaçant. A la façon dont ils nous regardaient, il était
clair qu'ils n'eussent pas mieux demandé que d'être des
tigres.
J'ai quelque idée qu'un porc grognait dans un coin noir.
La maison avait cette odeur sucrée et fade qui s'exhale
de toutes les cabanes espagnoles.
D'ailleurs, ni une table, ni une chaise. Qui entrait là
restait debout ou s'asseyait à terre. Qui avait un ballot s'as-
seyait dessus. Dans ce logis, le mot se mettre à table
n'avait aucun sens; je restai quelques instants abîmé dans
cette réflexion mélancolique. Je mourais de faim.
En pareil cas les pensées tristes viennent de l'estomac.
. Un petit bruit gracieux, une sorte de gazouillement
discret et continu que j'avais entendu depuis mon entrée
212 PYRÉNÉES.
dans la cabane me tira de cette rêverie. Quand on n'a pas
de quoi dîner, que faire en un gîte à moins qu'on ne
regarde ? Je regardai donc, mais je ne pouvais découvrir
d'où venait ce bruit.
Enfin, comme mes yeux se baissaient vers la terre, je
distinguai dans l'obscurité une sorte de frémissement
métallique, une ligne de moire lumineuse, et je reconnus
qu'un ruisseau traversait la cabane de part en part..
Ce ruisseau, qui coulait rapidement sur un plan oblique
et incliné, dans une poutre creuse enfoncée à fleur de
terre, débouchait dans la cabane par un trou fait dans
un mur et sortait par le mur opposé. Là il faisait dans le
ravin la petite chute d'eau que j'avais remarquée en arri-
vant.
Chambre singulière où la montagne semblait se sentir
chez elle et entrait familièrement; le rocher s'y logeait,
ie ruisseau y passait.
Pendant que je faisais ces observations dans l'attitude
élégiaque d'un homme rêveur qui n'a pas soupe, les mules,
déchargées et démuselées, arrachaient paisiblement les
longs brins de foin qui pendaient du plafond.
Ce que voyant, Escamuturra fit signe à l'hôte, qui les
poussa vers le fond de la cabane et leur jeta à chacune
une botte de fourrage.
Cependant mes compagnons s'étaient installés, qui sur
un ballot comme moi, qui sur une selle posée à terre;
Azcoaga s'était couché tout de son long, enveloppé de sa
muleta.
L'hôte avait échafaudé dans la cheminée des fagots de
genêts sur un monceau de fougères sèches. Il en appro-
cha son flambeau de résine; en un clin d'œil un grand feu
pétillant monta dans l'àtre avec des tourbillons d'étin-
celles, et une belle lueur flambante et vermeille, emplis-
sant la cabane, fit saillir en relief sur les enfoncements
sombres les croupes des mules, la cage aux poules, le
veau endormi, les espingoles cachées, le rocher, le ruis-
seau, les brins de paille pendant du plafond comme des
fils d'or, les âpres visages de mes compagnons et les
yeux hagards de l'enfant effarouché.
Les deux chenets noirs à gueules de monstres se déta-
LA CABANE DANS LA MONTAGNE. 213
chaient sur un fond de braise ardente et semblaient deux
chiens de l'enfer haletant dans la fournaise.
Mais rien de tout cela, je Tavoue, n'attirait mon atten-
tion ; elle était ailleurs tout entière.
Un grand événement venait de s'accomplir dans la ca-
bane.
L'hôte avait décroché du clou la poêle à frire !
XIII
CAUTERETS
Je vous écris, cher. Louis, avec les plus mauvais yeux
du monde. Vous écrire pourtant est une douce et vieille
habitude que je ne veux pas perdre. Je ne veux pas laisser
tomber une seule pierre de notre amitié. Voilà vingt-
cinq ans bientôt que nous sommes frères, frères par le
cœur, frères par la pensée. Nous voyons la création avec
les mêmes yeux, nous voyons l'art avec le même respect.
Vous aimez Dante comme j'aime Raphaël. Nous avons tra-
versé ensemble bien des jours de lutte et d'épreuve sans
faiblir dans notre sympathie, sans reculer d'un pas dans
notre dévouement. Restons donc jusqu'au dernier jour ce
que nous avons été le premier. Ne changeons rien à ce
qui a été si bon et si doux. A Paris, serrons-nous la main ;
absents, écrivons-nous.
J'ai besoin quand je suis loin de vous, qu'une lettre vous
aille dire quelque chose de ce que je vois, de ce que je
pense, de ce que je sens. Cette fois elle sera plus courte,
CAUTERETS. 215
c'est-à-dire moins longue qu'à l'ordinaire. Mes yeux me
forcent à ménager les vôtres. Ne vous plaignez pas, vous
aurez moins de grimoire et autant d'amitié.
Je viens de la mer et je suis dans la montagne. Ce n'est,
pour ainsi dire, que changer d'émotion. Les montagnes et
la mer parlent au même côté de l'esprit.
Si vous étiez ici ge ne puis m'empécher de faire con-
stamment ce rêve), quelle vie charmante nous mènerions
ensemble! quels tableaux vous remporteriez dans votre
pensée pour les rendre ensuite à l'art plus beaux encore
que la nature ne vous les avait donnés!
Figurez-vous, Louis, que je me lève tous les jours à
quatre heures du matin, et qu'à celte heure sombre et
claire tout à la fois je m'en vais dans la montagne. Je
marche le long d'un torrent, je m'enfonce dans une gorge
la plus sauvage qu'il y ait, et, sous prétexte de me tremper
dans de l'eau chaude et de boire du soufre, j'ai tous les
jours un spectacle nouveau, inattendu et merveilleux.
Hier, la nuit avait été pluvieuse. L'air était froid, les
sapins mouillés étaient plus noirs qu'à l'ordinaire. Les
brumes montaient de toutes parts des ravins comme les
fumées des fêlures d'un solfatare. Un bruit hideux et ter-
rible sortait des ténèbres, en bas, dans le précipice, sous
mes pieds; c'était le cri de rage du torrent caché par le
brouillard. Je ne sais quoi de vague, de surnaturel et
d'impossible se mêlait à ce paysage; tout était ténébreux
et comme pensif autour de moi ; les spectres immenses des
montagnes m'apparaissaient par les trous des nuées
comme à travers des linceuls déchirés. Le crépuscule
n'éclairait rien; seulement, par une crevasse au-dessus
de ma tète, j'apercevais au loin dans l'infini un coin du
ciel bleu, pâle, glacé, lugubre et éclatant. Tout ce que je
distinguais de la terre, rochers, forêts, prairies, glaciers,
se mouvait pêle-mêle dans les vapeurs et semblait fuir,
emporté par le vent à travers l'espace dans un gigantesque
réseau de nuages.
Ce matin, la nuit avait été sereine. Le ciel était étoile;
mais quel ciel et quelles étoiles! vous savez, cette fraî-
cheur, cette grâce, cette transparence mélancolique et
inexprimable du matin, les étoiles claires sur le ciel
210 PYRÉNÉES.
blanc, une voûte de cristal semée de diamants. A cette
voûte lumineuse s'appuyaient de toutes parts les énormes
montagnes, noires, velues, difformes. Celles de l'orient
découpaient à leur sommet sur le plus vif de l'aube leurs
sapins qui ressemblaient à ces feuilles dont les pucerons
ne laissent que les fibres et font une dentelle. Celles de
l'occident, noires à leur base et dans presque toute leur
hauteur, avaient à leur cime une clarté rose. Pas un
nuage, pas une vapeur. Une vie obscure et charmante
animait le flanc ténébreux des montagnes; on y distin-
guait l'herbe, les fleurs, les pierres, les bruyères, dans
une sorte de fourmillement doux et joyeux. Le bruit du
gave n'avait plus rien d'horrible, et était un grand mur-
mure mêlé à ce grand silence. Aucune pensée triste,
aucune anxiété ne sortait de cet ensemble plein d'har-
monie. Toute la vallée était comme une urne immense
où le ciel, pendant les heures sacrées de l'aube, versait
la paix des sphères et le rayonnement des constellations.
Il me semble, mon ami, que ces choses-là sont plus que
du paysage. C'est la nature entrevue à de certains mo-
ments mystérieux où tout semble rêver, j'ai presque dit
penser, où l'aube, le rocher, le nuage et le buisson vivent
plus visiblement qu'à d'autres heures et semblent tres-
saillir du sourd battement de la vie universelle.
Vision étrange et qui est pour moi bien près d'être une
réalité : aux instants où les yeux de l'homme sont fermés,
quelque chose d'inconnu apparaît dans la création. Ne le
croyez-vous pas comme moi? Ne dirait-on pas qu'aux
moments du sommeil, quand la pensée cesse dans l'homme,
elle commence dans la nature? Est-ce que le calme est
plus profond, le silence plus absolu, la solitude plus com-
plète, et qu'alors le rêveur qui veille peut mieux saisir
dans ses détails subtils et merveilleux le fait extraordi-
naire delà création? ou bien y a-t-il en efl"et quelque
révjélation, quelque manifestation de la grande intelligence
entrant en communication avec le grand tout, quelque
attitude nouvelle de la nature? La nature se sent-elle
mieux à l'aise quand nous ne sommes pas là? se déploie-
t-elle plus librement?
Il est certain qu'en apparence du moins, il y a pour les
CAUTERETS.
objets que nous nommons inanimés une vie crépusculaire
et une vie nocturne. Cette vie n'est peut-être que dans
notre esprit; les réalités sensibles se présentent à nous à
de certaines heures sous un aspect inusité; elles nous
émeuvent ; il s'en fait un mirage au dedans de nous, et
nous prenons les idées nouvelles qu'elles nous suggèrent
pour une vie nouvelle qu'elles ont.
Voilà les questions. Décidez. Quant à moi, je me borne
à rêver. Je voue mon esprit à contempler le monde et à
étudier les mystères. Je passe ma vie entre un point d'ad-
miration et un point d'interrogation.
XIV
Lorsqu'on a passé le pont des Darroucats et qu'on n'est
plus qu'à un quart d'heure de Gèdre, deux montagnes
s'écartent tout à coup et vous découvrent une chose inat-
tendue.
Vous avez visité peut-être les Alpes, les Andes, les Cor-
dillères ; vous avez depuis quelques semaines les Pyrénées
sous les yeux ; quoi que vous ayez pu voir, ce que vous
apercevez maintenant ne ressemble à rien de ce que vous
avez rencontré ailleurs. Jusqu'ici, vous avez vu des mon-
tagnes; vous avez contemplé des excroissances de toutes
formes, de toutes hauteurs ; vous avez exploré des croupes
vertes, des pentes de gneiss, de marbre ou de schiste, des
précipices, des sommets arrondis ou dentelés, des gla-
ciers, des forêts de sapins mêlées à des nuages, des aiguilles
de granit, des aiguilles de glace; mais, je le répète, vous
n'avez vu nulle part ce que vous voyez en ce moment à
l'horizon.
> • Au milieu des courbes capricantes des montagnes héris-
sées d'angles obtus et d'angles aigus, apparaissent brus-
quement des lignes droites, simples, calmes, horizontales et
verticales, parallèles ou se coupant en angles droits, et com-
GAVARNIE. 219
binées de telle sorte que de leur ensemble résulte la figure
éclatante, réelle, pénétrée d'azur et de soleil, d'un objet
impossible et extraordinaire.
Est-ce une montagne? Mais quelle montagne a jamais
présenté ces surfaces rectilignes, ces plans réguliers, ces
parallélismes rigoureux, ces symétries étranges, cet aspect
géométrique?-
Î^Est-ce une muraille? Voici des tours en effet qui la
contre-butent et l'appuient, voici des créneaux, voilà les
corniches, les architraves, les assises et les pierres que
le regard distingue et pourrait presque compter, voilà
deux brèches taillées à vif qui éveillent dans l'esprit des
idées de sièges, de tranchées et d'assauts ; mais voilà aussi
des neiges, de larges bandes de neige posées sur ces
assises, sur ces créneaux, sur ces architraves et sur
ces tours. Nous sommes au cœur de l'été et du midi ; ce
sont donc des neiges éternelles. Or, quelle muraille, quelle
architecture humaine s'est jamais élevée au niveau effrayant
des neiges éternelles? Babel, l'effort du genre humain
tout entier, s'est affaissée sur elle-même avant de l'avoir
atteint. -"
\ Qu'est-ce donc que cet objet inexplicable qui ne peut
pas être une montagne et qui a la hauteur des montagnes,
qui ne peut pas être une muraille et qui a la forme des
murailles?.
>C'est une montagne et une muraille tout à la fois;
c'est l'édifice le plus mystérieux du plus mystérieux des
architectes; c'est le colosseum de la nature; c'est Ga-
varnie. — .
Représentez -vous cette silhouette magnifique telle
qu'elle se révèle d'abord à une distance de trois lieues :
une longue et sombre muraille dont toutes les saillies,
toutes les rides sont marquées par des lignes de neige,
dont toutes les plates-formes portent des glaciers. Vers
le milieu, deux grosses tours; l'une qui est au levant,
carrée et tournant un de ses angles vers la France ; l'autre
qui est au couchant, comme si c'était moins une tour
qu'une gerbe de tourelles ; toutes deux couvertes de neige.
Adroite, deux profondes entailles, les brèches, qui décou-
pent dans la muraille comme deux vases qu'emplissent
220 PYRÉNÉES.
i
les nuées. Enfin, toujours à droite et à l'extrémité occi-
dentale, une sorte de rebord énorme plissé de mille gra-
dins, qui offre à l'œil, dans des proportions monstrueuses,
ce qu'on appellerait en architecture la coupe d'un amphi-
théâtre.
Représentez-vous cela comme je le voyais : la muraille
noire, les tours noires, la neige éclatante, le ciel bleu;
une chose complète enfin, grande jusqu'à l'inouï, sereine
jusqu'au sublime.
C'est là une impression qui ne ressemble à aucune
autre; si singulière et si puissante à la fois qu'elle efface
tout le reste et qu'on devient pour quelques instants,
même quand cette vision magique a disparu dans un tour-
nant de chemin, indifférent à tout ce qui n'est pas elle.
Le paysage qui vous entoure est cependant admirable;
vous entrez dans une vallée où toutes les magnificences
et toutes les grâces vous enveloppent.
Des villages en deux étages, comme Tracy-le-Haut et
Tracy-Ie-Bas, (ièdre-Dessus et Gèdre-Dessous, avec leurs
pignons en escaliers et leur vieille église des Templiers,
se pelotonnent et se déroulent sur le flanc de deux mon-
tagnes, le long d'un gave blanc d'écume, sous les touffes
gaies et fantasques d'une végétation charmante. Tout cela
est vif, ravissant, heureux, exquis. C'est la Suisse et la
Forêt-Noire qui se mêtent brusquement aux Pyrénées.
Mille bruits joyeux vous arrivent comme les voix et les
paroles de ce doux paysage ; chants d'oiseaux, rires d'en-
fants, murmures du gave, frémissement des feuilles, souf-
fles apaisés du vent.
Vous ne voyez rien, vous n'entendez rien ; à peine per-
cevez-vous de ce gracieux ensemble quelque impression
douteuse et confuse. L'apparition de Gavarnie est toujours
devant vos yeux et rayonne dans votre pensée comme
ces horizons surnaturels qu'on voit quelquefois au fond
des rêves.
GAVARNIE.
Le soir, en revenant de Gavarnie, je note un moment
admirable. Voici ce que je contemple de ma fenêtre :
Lne grande montagne remplit la terre ; un grand nuage
remplit le ciel. Entre le nuage et la montagne, une bande
mince du ciel crépusculaire, clair, vif, limpide, et Jupiter
étincelant, caillou d'or dans un ruisseau d'azur. Rien de
plus mélancolique et de plus rassurant et de plus beau
que ce petit point de lumière entre ces deux blocs de
ténèbres.
XV
Luz est une charmante vieille ville, — chose rare dans
les Pyrénées, — délicieusement située dans une profonde
vallée triangulaire. Trois grands rayons de jour y entrent
par les trois embrasures des trois montagnes.
Quand les miquelets et les contrebandiers espagnols
arrivaient d'Aragon par la brèche de Roland et par le noir
et hideux sentier de Gavarnie, ils apercevaient tout à
coup à l'extrémité de la gorge obscure une grande clarté,
comme est la porte d'une cave à ceux qui sont dedans. Ils
se hâtaient et trouvaient un gros bourg éclairé de soleil
et vivant. Ce bourg, ils l'ont bien nommé Lumière, Luz.
Il y a là une rare et curieuse église bâtie par les Tem-
pliers; forteresse autant qu'église, avec son enceinte cré-
nelée et sa porte donjon.
J'ai tourné autour, entre l'église et le mur crénelé. Là
est le cimetière, semé de grandes ardoises où des croix et
des noms de montagnards creusés avec un clou s'effacent
sous la pluie, la neige et les pieds des passants.
Une porte, aujourd'hui murée, était la porte des cagots.
Les cagots ou goitreux étaient parias. Leur porte était
HZ. 223
basse, autant qu'on en peut juger par la ligne vague que
dessinent les pierres qui la murent.
Le bénitier extérieur est un charmant petit bénitier
byzantin auquel adhèrent encore deux chapiteaux presque
romans.
Je me suis arrêté à une inscription de tombeau effacée
par 'le temps, rayée au couteau, couverte de poussière.
On distingue quelques mots espagnols. Aqui. AOris. Cepen-
dant les mots filla de... semblent indiquer le patois. J'ai à
peu près déchiffré la dernière ligne, qui du reste ne pré-
sente aucun sens :
SDB DESER A LO FE
Les corbeaux du mur extérieur de l'abside portent des
dessins curieux. Le portail principal, qui représente Jésus
entre les quatre animaux symboliques, est du plus beau
roman, ferme, robuste, puissant, sévère. Il y a des restes
de peintures sur le mur figurant des mosaïques et des
édifices. L'intérieur de l'église est une grange quelconque.
Sous la voûte du portail de la tour d'entrée, des pein-
tures byzantines, restaurées et à demi blanchies à la
chaux, ont perdu beaucoup de leur caractère. Au haut
de la voûte, le Christ, avec la couronna impériale. Au-des-
sous, des anges du jugement soufflent de leurs trompettes.
Cette inscription : svrgite. mortvv. venyte. ad. jcdicicji.
Aux quatre coins, quelques vestiges des quatre évangé-
listes. Le bœuf, avec l'inscription sanc. lvc. L'aigle, avec
SA^c... La moisissure a fait une nuée où le reste se perd.
Le lion ailé, d'un beau style, avec l'inscription sast marc.
Dans l'ombre, une tête d'ange avec un reste de légende
...GTE MYCHABL.
XV
L'ILE D'OLÉRON
8 septembre.
Figurez-vous une glace appliquée sur le sol et une
échelle couchée sur cette glace, ou mieux encore une
fenêtre posée à plat avec son châssis et ses vitres; donnez
à cette fenêtre un quart de lieue de tour, vous avez un
marais salant. Quand la vitre se dépolit, c'est que le sel
se fait.
Représentez-vous une langue de terre longue, plate,
étroite, qui, vue à vol d'oiseau, apparaîtrait au regard
couverte de ces immenses fenêtres laissant à peine entre
elles d'étroites bandes de terre aux ajoncs et aux tama-
rins; çà et là quelques prairies, quelques champs de vigne,
qu'on engraisse avec des varechs et qui donnent un vin
huileux et amer, quelques bouquets d'arbres, quelques
sentiers; de loin en loin, des villages blancs le long de la
plage ; du côté de la France, une bordure de fortifica-
tions; du côté de l'Océan, un escarpement qu'on appelle
la côte sauvage ; à la pointe sud, des dunes semées de pins
qui annoncent le voisinage des grandes landes ; couvrez
cette terre de brumes grises et sales qui montent des
marais de toutes parts ; vous avez l'île d'Oléron.
r/lLE D'OLE ROiN. 225
Si, après avoir contemplé Tenserable, vous considérez
le détail, la tristesse croît à chaque pas que vous faites,
et vous vous sentez étreindre d'un morne serrement de
cœur.
Une grève de boue, un horizon désert, deux ou trois
moulins qui tournent pesamment ; un bétail maigre dans
un pâturage chétif; sur le bord des marais les tas de sels,
cônes gris ou blancs selon qu'ils sont recouverts de chaume
pour passer l'hiver ou exposés au soleil pour sécher; sur
le seuil des maisons les filles belles et pâles, les enfants
livides, les hommes abattus et frissonnants, peu de vieil-
lards, la fièvre partout ; voilà le petit monde lugubre dans
lequel vous vous enfoncez.
On n'arrive pas aisément à l'île d'Oléron. Il faut le vou-
loir. On ne conduit ici le voyageur que pas à pas ; il semble
qu'on veuille lui donner le temps de réfléchir et de se
raviser.
De Rochefort, on le mène à Marennes, dans une façon
d'omnibus qui part de Rochefort deux fois par jour. C'est
une première initiation.
Trois lieues dans les marais salants. De vastes plaines
où s'élèvent, comme deux obélisques dans un cimetière,
les beaux clochers anglais à aiguilles de pierre de Moise
et de Marennes; tout le long de la route, des flaques
d'eau verdissante; à tous les champs, qui sont des marais,
d'énormes clôtures cadenassées ; aucun passant ; de temps
en temps un douanier le fusil au poing debout devant sa
cabane de terre et de broussailles avec un visage blême
et consterné; pas d'arbres; nul abri contre le vent et la
pluie si c'est l'hiver, contre le soleil si c'est la canicule ;
un froid glacial ou une chaleur de fournaise; au milieu
des marais, le village malsain de Brouage enfoncé dans
son carré de murailles, avec ses ruines du temps des
guerres de religion, ses maison^ basses, blanchies comme
les sépulcres dont parle la bible, et ses spectres qui gre-
lottent devant les portes en plein midi. C'est là le premier
trajet.
Si vous persistez, à Marennes un cocher de coucou
s'empare de vous, vous introduit, vous quinzième, dans
un récipient fait pour contenir au plus six personnes ; et
15
226 PYRÉNÉES.
ces quinze patients dans l'intérieur et une montagne de
paquets sur l'impériale s'en vont, au trot boiteux et chan-
celant d'un unique cheval, à travers les landes et les
bruyères jusqu'à la Pointe.
Là, si vous persistez encore, on vous débarque ou l'on
vous embarque, choisissez le mot que vous voudrez, dans
un de ces bacs chanceux que les gens du pays appellent
des risque-tout. Cela a trois matelots, quatre avirons, deux
mâts et deux voiles dont l'une se nomme le taille-vent.
Vous avez deux lieues de mer à faire sur cette planche.
Les marins qui chargent le bateau commencent par mettre
en sûreté dans le meilleur compartiment les bœufs, les
chevaux, les charrettes ; puis on case les bagages ; puis
dans les espaces qui restent, entre les cornes d'un bœuf
et les roues d'un chariot, on insère les voyageurs.
Là vous rêvez, à la discrétion du vent, du soleil ou de
la pluie. Pendant le trajet, vous entendez râler les passa-
gers fiévreux ou mugir le pertuis de Maumusson qui est à
la pointe de l'île et que les marins écoutent de quinze
lieues. Pour distraction, on vous explique ce bruit.
Le pertuis de Maumusson est un des nombrils de la mer.
Les eaux de la Seudre, les eaux de la Gironde, les grands
courants de l'Océan, les petits courants de l'extrémité
méridionale de l'île pèsent là à la fois de quatre points
différents sur les sables mouvants que la mer a entassés
sur la côte et font de cette masse un tourbillon. Ce n'est
pas un gouffre, la mer paraît plane et unie à la surface, à
peine y distlngue-t-on une flexion légère; mais on entend
sous cette eau tranquille un bruit formidable.
Tout gros navire qui touche le pertuis est perdu. Il
s'arrête tout court, puis il s'enfonce lentement, s'enfonce
toujours et décroît de hauteur peu à peu. Bientôt on ne
voit plus les sabords, puis le pont plonge sous la vague,
puis les vergues et les huniers, on ne distingue plus que
la pointe du mât, puis une petite ride se fait dans la mer,
tout a disparu. Rien ne peut arrêter dans son mouvement
lent et terrible la redoutable spirale qui a saisi le navire.
Cependant les embarcations qui calent peu d'eau tra-
versent hardiment le pertuis. Sans danger, vous disent
les marins. Un moment après ils ajoutent : Pourtant le
L'ILE D'OLÉRON. '227
vieux Monier, le pilote du château, n'eut un jour que le
temps de se jeter à la mer, laissant sa barque s'abîmer,
et nagea quatre heures avant de se tirer du pertuis.
A travers ces causeries, on arrive, on amène le taille-
vent, on jette le câble, on pose le pont.
A droite une forteresse qui est une prison, à gauche
une plage hideuse qui est la fièvre; on débarque entre les
deux.
De jolies servantes, charmantes avec leur immense coifle
blanche qu'elles portent avec grâce, vous attendent sur le
musoir, prennent votre valise et votre sac de nuit et s'en
vont devant vous.
Vous passez le long d'un rempart, au pied duquel four-
millent dans toutes les attitudes du travail quelques cen-
taines d'hommes vêtus de gris, hâves, silencieux, gardés
par des gendarmes, creusant des tranchées dans une vase
infecte. Ce sont les condamnés au boulet, pauvres soldats,
la plupart déserteurs par le mal du pays ; nostalgiques que
la loi ne flétrit pas, qu'un code d'exception punit sévère-
ment, et qui viennent mourir là quoiqu'ils ne soient pas
condamnés à mort.
Tout en faisant ces réflexions, vous arrivez au Cheval
Blanc, qui est l'auberge du lieu. Une bonne auberge,
puisque je dis tout. On vous introduit dans une vaste
chambre blanchie à la chaux , au milieu de laquelle
s'avance un grand lit à baldaquin faisant promontoire à
la mode du dix-septième siècle. Les murs sont blancs, les
draps sont blancs; l'hôte est cordial, l'hôtesse est gra-
cieuse ; tout convient et plaît en ce logis. Seulement ne
regardez pas l'eau qu'on a mise dans votre pot à l'eau et
qu'on appelle l'eau douce dans le pays.
I
Le soir de mon arrivée à Oléron, j'étais accablé de tris-
tesse.
Cette île me paraissait désolée, sinistre, et ne me déplai-
sait pas. Je me promenais sur la plage, marchant dans les
varechs pour éviter la boue. Je longeais les fossés du châ-
teau. Les condamnés venaient de rentrer, on faisait l'appel,
228 PYRÉNÉES.
et j'entendais leurs voix répondre successivement à la voix
de rofïicier inspecteur qui leur jetait leurs noms. A ma
droite les marais s'étendaient à perte de vue, à ma gauche
la mer couleur de plomb se perdait dans les brumes qui
masquaient la côte.
Je ne voyais dans toute l'île d'autre créature humaine
qu'un soldat en faction, immobile à la corne d'un retran-
chement et se dessinant sur le brouillard. A peine pou-
vais-je distinguer au loin à l'horizon la petite forteresse,
isolée dans la mer entre la terre et l'île, qu'on appelle le
pavé. Aucun bruit au large, aucune voile, aucun oiseau.
Au bas du ciel, au couchant, apparaissait une lune énorme
et ronde qui semblait dans ces brumes livides l'empreinte
rougie et dédorée de la lune.
J'avais la mort dans l'âme. Peut-être voyais-je tout à
travers mon accablement. Peut-être un autre jour, à une
autre luure, aurais-je eu une autre impression. Mais ce
soir-là tout était pour moi funèbre et mélancolique. Il me
semblait que cette île était un grand cercueil couché dans
la mer et que cette lune en était le flambeau.
NOTE
Le 8 septembre, Victor Hugo écrivait :
« J'avais la mort dans l'àme. » — « Ce soir-là tout était pour
moi funèbre. » — « Il me semblait que cette petite île était un
grand cercueil couché dans la mer. »
Le lendemain, Victor Hugo, fuyant l'ile malsaine où- il avait
vécu sous cette oppression, était à Rochefort. En attendant le
départ de la diligence, il entra dans un café, où il demanda de la
bière. Ses yeux tombèrent sur un journal.
Tout à coup, un témoin le vit pâlir, porter la main à son cœur
comme pour l'empêcher d'éclater, se lever, sortir de la ville et
marcher comme un fou le long des remparts.
Le journal qu'il avait lu racontait la catastrophe de Villequier.
Cinq jours auparavant — le 4 septembre 1843 — sa fille Léo-
poldine a%ait péri dans une promenade sur la Seine.
Elle était mariée, depuis six mois à peine, à Charles Vacquerie,
qui, ne pouvant la sauver, avait voulu mourir avec elle.
Ils sont enterrés à Villequier, dans le même cercueil.
C'est ainsi que fut interrompu le voyage des Pjrrénées. Le
malheureux père revint précipitamment à Paris.
On a lu, et on lira éternellement, dans les Contemplations, les
admirables et douloureux poèmes intitulés Pacca mee.
TABLE
I
Pages.
Avertissement 1
1839
ALPES
I. LccBRNE. — Lb Hont Pilate 5
II. Berne. — Le Rigi 21
III. Les Bateleurs •. . . . 37
IV. Scr la route d'Aix-les-Bai?(s 50
V. Genève 52
1843
PYRÉNÉES
I. La Loire. — Bordeaux 57
IL. De BoRDEAix A Bayonne 68
232 TABLE.
Pages.
III. Bayonne. — Le Charnier de Bordeaux 78
IV. Biarritz 96
V. La charrette a boeufs 106
VI. De Bayonne a Saint-Sébastien 108
VIL Saint-Sébastien 115
VIIL Pasages 124
IX. Autour de Pasages 152
X. Leso 16i
XI. Pampelune 173
XII. La cabane dans la montagne 205
XIII. Cauterets 214
XIV. Gavarnie 218
XV. Luz 222
XVI. L'ILE d'Oléron 224
Note 229
Lib.-Imp. réunies, 7, rue Saint-Benoît, Paris.
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